« J'ai vendu des armes à qui en voulait. Pour le faire, j'ai été français en France, russe en Russie, grec en Grèce, et ainsi de suite », confiait Basil Zaharoff, le plus grand marchand d'armes de tous les temps.Né en Turquie en 1849 de parents grecs, Basil Zaharoff passe sa jeunesse ; crapuleuse , dans les bas-fonds de Constantinople. Tour à tour guide pour touristes, gardien de bordel et membre d'un gang de pompiers-pyromanes, il se lance à l'âge de 28 ans dans le commerce qui fera de lui l'homme le plus riche du monde .Les lecteurs de L'Oreille cassée (1937), sixième album des aventures de Tintin, se souviennent peut-être du personnage de Basil Bazaroff, ce marchand d'armes que l'on voit paisiblement vendre des canons au San Theodoros du général Alcazar, avant d'aller faire la même chose dans le pays rival, le Nuevo Rico.
Pour les lecteurs de l'époque, la référence est transparente : Basil Bazaroff n'est autre que l'homme d'affaires Basil Zaharoff, décédé en 1936, dont Hergé a reproduit l'apparence (moustache, barbiche, canne, chapeau) et a à peine modifié le nom. Pendant l'entre-deux guerres, le « mystérieux » Zaharoff, richissime industriel dont la biographie est alors semée de zones d'ombre, a en effet été rendu immensément célèbre par les médias, qui ont fait de lui l'archétype du « marchand de mort » et du « profiteur de guerre » responsable du massacre de 1914-18.
La vie de ce personnage redoutablement cynique, reconstituée en 2019 par l'historien Tristan Gaston-Breton dans le livre Basil Zaharoff, l'incroyable histoire du plus grand marchand d'armes du monde, fut hautement romanesque.
Issu d'une famille grecque de Constantinople un temps exilée en Russie pour échapper aux pogroms anti-Grecs, Zaharoff est né en 1849 dans l'Empire ottoman, où il mena une jeunesse aventureuse. S'élevant peu à peu dans les sphères économiques et politiques, son premier coup d'éclat a lieu dans les années 1880, lorsqu'il parvient à vendre le sous-marin Nordenfelt à la fois aux Grecs, aux Turcs et aux Russes.
Entré à la fin du XIXe siècle au conseil d'administration de la Vickers, un des géants de l'industrie de l'armement britannique, Zaharoff vend par la suite navires de guerre, sous-marins, pièces d'artillerie et mitrailleuses aux puissances européennes. La Première Guerre mondiale va lui permettre d'accroître considérablement sa fortune et son influence, jusqu'à faire de lui le premier marchand d'armes au monde et l'un des hommes les plus riches de la planète.
Une des ventes les plus importantes de Basil Zaharoff est celle du Nordenfelt I, sous-marin à vapeur construit selon les plans du révérend anglican George William Littler Garrett que les renseignements de la marine américaine considèrent comme susceptible de se déplacer en faisant des « mouvements dangereux et excentriques ». Thorsten Nordenfelt a déjà fait une démonstration de son engin à un congrès international de responsables militaires. Si les puissances majeures n'en veulent pas, les nations plus petites sont intéressées par le prestige apporté par le bâtiment.
Basil Zaharoff vend le premier modèle aux Grecs avec la promesse de modalités de paiement souples. Il convainc alors les Turcs que le premier modèle des Grecs représente une menace et il leur en vend deux. Il persuade alors les Russes du danger significatif de la flotte turque en mer Noire et il leur en vend deux. Aucun de ces sous-marins ne fut jamais vu dans un combat. Dans un test de tir de torpille effectué par la marine turque, le navire devient si instable qu'il coule.
Dans les années qui suivent le conflit, Basil Zaharoff s'implique dans les affaires des puissances moyennes que les vainqueurs, occupés à refaire l'Europe, ont autrement ignorées. En particulier, il s'assure que la Grèce recevra une part du partage de l'Empire ottoman. Zaharoff convainc Elefthérios Venizélos d'attaquer, et l'armée grecque est rapidement victorieuse. En novembre 1920, les monarchistes fidèles à Constantin Ier remportent les élections, et Venizélos abandonne le pouvoir. Zaharoff reste et pousse le roi à attaquer à nouveau la Turquie. Mais avec la réaction d'Atatürk, cette aventure militaire se termine par ce que les Grecs ont appelé la Grande Catastrophe. Ces engagements sont mal perçus par la presse à Londres et Paris.
Basil Zaharoff a été aussi impliqué dans deux autres affaires financières majeures. En , pressentant qu'il y a un grand avenir dans le commerce du pétrole, il participe à la création d'une société qui préfigure le géant British Petroleum.
En janvier 1922, il co-fonde avec Bernard Grasset le prix littéraire Balzac.
Il tenta d'acheter Monaco:
Son association avec Albert Ier de Monaco, puis avec Louis II, l'amena à acheter la Société des bains de mer couverte de dettes. Cette société gérait le Casino de Monte-Carlo, principale source de revenus du pays, et il réussit en quelques mois à rendre à nouveau le casino bénéficiaire. À la même époque, Zaharoff s'assura auprès de Georges Clemenceau que le Traité de Versailles garantirait la protection des droits de Monaco comme ils avaient été établis en 1641. De fait, son représentant en France, Nicolas Pietri, était proche de Clemenceau.
C'est en 1924, au lendemain de son mariage avec Maria del Pilar Antonia Angela Patrocinio Simona de Muguiro y Beruete, duchesse de Villa-Franca de los Caballeros, que Basil mûrit son grand projet : acheter « Le Rocher », non pour lui-même, mais pour Maria elle-même qui, de duchesse, deviendrait princesse. Albert Ier est mort en 1922. C'est désormais son fils Louis II qui tient les rênes de la principauté. Diplômé de Saint-Cyr, le nouveau prince a fait toute sa carrière dans l'armée française, pour laquelle il éprouve une véritable passion. Comme son père avant lui, Louis II n'en finit pas de se débattre dans les problèmes financiers. À Monaco, tout le monde sait en outre qu'il n'éprouve aucun intérêt pour les affaires du « Rocher » et qu'il regrette au plus haut point sa vie militaire.
Dans ces conditions, il pourrait être sensible à une offre de rachat venant de Zaharoff, pour peu que celui-ci y mette le prix. Or l'homme d'affaires est prêt à dépenser la plus grande part de sa fortune s'il le faut. Quant à Maria, elle a le profil idéal : elle est duchesse, a été mariée à un grand d'Espagne et est apparentée à la famille royale d'Espagne. Pour postuler à un titre princier, il s'agit d'atouts de poids.
Dans les premiers mois de l'année 1925, sûr de pouvoir obtenir ce qu'il convoite, Zaharoff rencontre discrètement Louis II à Paris pour lui proposer le marché. La désillusion est cruelle. Le « prince-soldat », comme on appelle parfois Louis II, refuse en effet catégoriquement de vendre « Le Rocher ». S'il regrette la vie militaire, il n'entend pas céder le patrimoine qu'il a hérité de sa famille, surtout à un homme comme Basil. Rien ne dit de toute façon que la France, qui exerce une sorte de protectorat sur Monaco depuis la signature du traité franco-monégasque de 1918, aurait laissé faire une telle opération.
Basil est consterné et furieux par le refus du prince. Usant d'une méthode à laquelle il a déjà eu recours par le passé, il engage alors une vaste campagne de presse contre Louis II et la principauté. Durant toute l'année 1925 et une grande partie de l'année 1926, il achète des articles à charge dans « L'Impartial », un hebdomadaire national qui paraît à Nice. Tout y passe, depuis l'étroitesse du corps électoral « Le corps électoral ne compte que 660 inscrits et 4 560 votants et ce minuscule groupe d'autochtones régente la principauté au nom de son insignifiance », lance ainsi le journal dans son édition du 4 avril 1925, jusqu'aux accusations de fraude fiscale en passant par le « déchaînement d'appétit d'argent » qui anime la famille princière.
Seule solution aux yeux du journal stipendié par Basil : pousser Louis à l'abdication et faire de la principauté une « ville libre sous tutelle de la France ». Louis II n'est pas en reste. Lui aussi s'est assuré des fidélités dans la presse, en l'occurrence au sein de « Tout va », le principal journal de Monaco. Tout acquis aux intérêts de la famille Grimaldi, son rédacteur en chef, Sylvain Fabi, ne fait pas dans la dentelle, multipliant les injures à caractère antisémite, dénonçant tour à tour en Basil Zaharoff un « métèque de la finance internationale », « un vautour né bulgare sous le nom de Zacharie Zacharias, juif évidemment », « un gros requin à la détestable réputation d'insatiable », dont la SBM, qu'il a « accaparée », doit être purgée dès que possible. Entre les deux camps, la lutte est à couteaux tirés.
Au début de l'été 1926, tout s'arrête. Entre-temps, un terrible événement est survenu qui a ravagé Basil Zaharoff : Maria est morte, emportée par la tuberculose. Son projet n'a désormais plus aucun sens. Meurtri, il abandonne alors toutes ses activités et se retire définitivement des affaires. Il mourra dix ans plus tard dans sa suite de l'Hôtel de Paris à Monaco, où Louis II avait accepté qu'il continuât de résider