Depuis fin novembre 2020, des centaines de milliers de paysans se sont installés aux portes de la capitale indienne, New Delhi, bien décidés à faire plier le gouvernement. Ce n’est pas la première fois que les agriculteurs occupent le devant de la scène médiatique et politique en Inde : parfois en raison de drames, comme des suicides en nombre ; parfois en raison de leurs combats contre les organismes génétiquement modifiés (OGM) ou encore contre les expropriations (1). Cette fois, cependant, leur nombre, leur détermination, leurs modes d’action et le ralliement d’une large partie de la société opposée à la politique du premier ministre Narendra Modi concourent à donner à ces rassemblements un caractère inédit.
L’adoption de trois lois, proposées par le gouvernement début juin et votées par le Parlement à la mi-septembre, a mis le feu aux poudres dans un secteur déjà largement laminé. Sa part dans la population active est passée de 70 % en 1951 à 48 % en 2011. Si, pour Ashok Gulati, expert indien reconnu et soutien de ces réformes, il s’agit de poser les « fondations de la modernisation de l’agriculture » du pays (2), pour les premiers concernés ces lois marquent le début d’un démantèlement de la politique agricole et alimentaire mise en place dans les années 1960-1970.
Celle-ci repose sur des prix minimaux de soutien, qui ne sont appliqués directement que dans un tiers des échanges agricoles, principalement pour des paysans riziers et céréaliers du nord-ouest du pays, mais qui orientent les prix des autres productions. Les récoltes sont vendues sur les marchés de gros (mandis) supervisés par chaque État, mais elles peuvent également être achetées, en dernier ressort, par l’agence alimentaire nationale, la Food Corporation of India, pour soutenir les prix. Les stocks alors constitués sont livrés aux agences étatiques de redistribution pour les populations les plus pauvres.
La première loi, dite « de promotion et de facilitation du commerce et de l’échange des produits agricoles » (3), autorise les agriculteurs à vendre en dehors des mandis. Ces derniers, conçus à l’origine pour réduire le pouvoir des intermédiaires, ont vite été dominés par de grandes familles. Des monopoles locaux de fait — correspondant souvent aux dominations de caste — se sont constitués pour le rachat, l’échange et le transport des produits agricoles.
Plutôt que de réformer ces mandis, le gouvernement central entend promouvoir des « marchés alternatifs », plus concurrentiels. Ayant en tête l’expérience de l’État du Bihar, qui les a abolis en 2006, les paysans craignent une extinction progressive des marchés de gros et de toute régulation. Désormais, « les agriculteurs [du Bihar] sont laissés à la merci des commerçants, qui fixent sans scrupule un prix encore plus faible [que sur les mandis] », selon un rapport officiel (4). Pour Richa Kumar, chercheuse à l’Indian Institute of Technology de New Delhi, la loi scelle donc plutôt la « liberté » des acteurs de l’agro-industrie d’« acheter n’importe où » (c’est-à-dire hors des marchés réglementés) (5).
Points d’eau et cuisines collectives
La deuxième loi, dite « d’accord sur le prix », cherche à encourager les contrats entre les paysans et les acheteurs selon un cadre et de convenus avant la récolte. Là encore, le gouvernement met en avant la « liberté » de l’agriculteur de choisir où il veut vendre. Mais que pèse celui-ci face aux géants de l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution ? De plus, cela risque d’encourager la monoculture spéculative intensive plutôt que la diversification agroécologique des cultures.
Le troisième texte, dit « d’amendement sur les produits essentiels », retire de la liste des denrées jusqu’à présent soumises à régulation publique l’huile, les oignons ou les pommes de terre. Ce qui signifie la fin des achats de la part des agences étatiques, là où la paysannerie aurait souhaité leur extension massive. L’objectif affiché est d’attirer les investissements privés dans la modernisation et le développement des infrastructures de stockage, les agences étatiques étant souvent accusées de gaspillage en raison de mauvaises conditions d’entreposage. Ce pari semble toutefois risqué en l’absence de toute intervention régulatrice centrale, alors même que le niveau de malnutrition dans le pays reste élevé : 14 % de la population est sous-alimentée (6). Les pauvres risquent la pénurie, et les autres consommateurs une hausse des prix de détail. « Cette loi ne joue pas seulement contre les paysans, mais également contre “l’homme ordinaire” de ce pays. C’est un feu vert à l’inflation », soulignait le ministre en chef de l’État de Delhi et dirigeant du Parti de l’homme ordinaire (AAP), M. Arvind Kejriwal, lors d’un discours le 14 décembre (7). Sa formation soutient la mobilisation paysanne, tout comme le Parti du Congrès et le Parti communiste d’Inde (marxiste) (8).
Ces trois lois comprennent également une série de dispositions réduisant les possibilités de recours des citoyens auprès de l’administration en cas de contentieux avec un quelconque acteur privé. Enfin, elles ne s’attaquent pas aux coûts sociaux et environnementaux du modèle hérité de la « révolution verte » (9). Pas plus qu’elles ne se soucient des travailleurs agricoles sans terre, qui, selon les régions, forment jusqu’à un quart de la population active rurale.
Ouvrant la voie à la baisse des subventions publiques, elles forment un ensemble cohérent, qui livre l’agriculture aux puissants groupes de l’agroalimentaire et de la distribution. D’où la colère des paysans, qui ont riposté dès juin 2020, sous la bannière des syndicats régionaux. Le 9 août, jour du 78e anniversaire du mouvement Quit India (« Quittez l’Inde »), contre la colonisation britannique, des manifestations ont fleuri un peu partout : autodafés des textes de loi, blocages de routes, défilés sur des motos ou des tracteurs, sit-in, présentations de plates-formes… Se met en place une alliance nationale de plus de cinq cents organisations locales appelant à une « mobilisation paysanne unie » (Sanyukt Kisan Morcha), autonome des partis politiques.
Le mouvement est parti principalement des États du Nord — Pendjab, Haryana et Uttar Pradesh —, où les paysans, propriétaires de leur terre et souvent considérés comme les gagnants de la « révolution verte », constituent depuis les années 1990 la fraction du monde agricole la plus menacée de déclassement. Si, au Pendjab, où la mobilisation est forte, les surfaces détenues atteignent 3,6 hectares en moyenne par propriétaire, elles dépassent à peine 1 hectare au niveau national. Constatant le refus du gouvernement — dominé par le Parti du peuple indien (BJP, nationaliste hindou) — de négocier, ils ont lancé un appel à marcher sur New Delhi. Arrivés aux portes de la capitale, ils se sont appuyés sur un réseau serré de temples hindous et de gurudwara, lieux de culte sikhs, qui ont facilité l’organisation. Très vite, en effet, les routes d’accès à la capitale se sont retrouvées partiellement bloquées par l’installation de campements. Des tentes ont été plantées ; des couchages, des points d’eau, des laveries, des dispensaires, des cuisines collectives ont été aménagés. Des tribunes avec écran géant et retransmission des prises de parole en direct sur les réseaux sociaux ont en outre été mises en place.
Le répertoire de l’action collective n’a cessé de s’élargir. Le 8 décembre, les organisations paysannes ont appelé à une grève nationale, qui a reçu un soutien important de la part de syndicats de salariés ou d’étudiants, de mouvements de femmes, et même de certains commerçants, pourtant censés être les premiers bénéficiaires de ces lois agricoles. Une grève de la faim a été menée en réponse à la forte répression — gaz lacrymogènes, canons à eau et plusieurs centaines d’arrestations, selon le syndicat All India Kisan Sabha. Le 20, l’afflux de nouvelles forces venues du Rajasthan a bloqué la route Delhi-Jaipur. Le 23 a été décrété « Jour des agriculteurs », et des renforts de plusieurs États ont été acheminés aux frontières de la capitale. Quelques milliers de petits et moyens paysans de l’ouest et du centre du pays, principalement membres de syndicats d’inspiration communiste, ont convergé, formant une caravane de Jeep.
Le 26, une campagne de boycott a été lancée à l’encontre des « produits et services d’Ambani et Adani ». Dans une tournure sonore propre à l’hindi et à ses combinaisons linguistiques, les paysans fustigent deux noms bien réels : ceux des milliardaires Gautam Adani et Mukesh Ambani, dont les conglomérats symbolisent à la fois « l’Inde qui brille » (« Shining India », le slogan du BJP lors de l’élection — perdue — de 2004) et une certaine idée de la prédation de l’économie rurale. M. Ambani, première fortune du pays selon Forbes (10), dirige le groupe Reliance Industries, dont les activités vont de la pétrochimie aux télécommunications en passant par la grande distribution, le transport ou le stockage des céréales.
Juste derrière lui, M. Adani est lui aussi à la tête d’un vaste groupe présent dans les mines, l’immobilier, la gestion de ports et, de plus en plus, l’agroalimentaire (il produit la plus grande marque d’huile du pays). Tous deux figurent parmi les amis intimes de M. Modi. Le 27 décembre, l’émission de radio mensuelle du premier ministre, « Mann Ki Baat » (« Le parler de cœur à cœur »), a été perturbée par des agriculteurs qui frappaient sur des assiettes en métal pour couvrir symboliquement sa voix et marquer leur opposition à sa politique. Des organisations paysannes ont appelé à rendre les cartes SIM des téléphones portables des marques Reliance et Jio (Ambani).
L’organisation quasi militaire du mouvement montre l’étroite connexion du jawan (le militaire) et du kisan (le paysan). Elle renvoie à un slogan politique aussi vieux que l’indépendance : « Jai Jawan, Jai Kisan » (« Gloire aux militaires, gloire aux paysans »). En somme, si l’armée défend les frontières, les paysans assurent la sécurité intérieure, c’est-à-dire la sécurité alimentaire. Au nom de ce pacte moral, la paysannerie a bénéficié de protections garanties par l’État ; un pacte aujourd’hui brisé.
Dans un premier temps, les manifestants venus du nord ont été qualifiés par le BJP et les médias d’« antinationaux » encouragés par la Chine ou par le Pakistan, voire traités de « terroristes » et de « séparatistes », en référence au mouvement sécessionniste des sikhs du Pendjab qui avait occupé le Temple d’or, en 1984, avant d’être réprimé dans le sang sur ordre de la première ministre Indira Gandhi (assassinée quelques mois plus tard par ses gardes du corps sikhs). Accusés également d’être manipulés par les forces d’extrême gauche naxalites, ils formeraient ce que certains députés du BJP ou journalistes proches du pouvoir appellent le tukde tukde gang, le « gang des casseurs de l’unité nationale ».
Pourtant, c’est plutôt l’inverse : la coalition paysanne a pris position contre l’enfermement arbitraire de certains militants des droits humains et contre la loi controversée de 2019 sur la citoyenneté, qui discrimine les musulmans (11). En outre, des distributions de nourriture cuisinée par des sikhs ont été organisées auprès des autres manifestants, mais aussi des policiers et des forces paramilitaires envoyés « sécuriser » les routes. Des photographies qui circulent beaucoup moins dans les godi-medias (littéralement, les « médias assis sur les genoux du pouvoir »), comme les paysans les appellent.
« Nous sommes des paysans, pas des terroristes », clament les manifestants. Ils ont créé le journal Trolley Times, qui se veut une réponse indépendante et organisée aux offensives médiatiques. Ils ont également investi fortement les réseaux sociaux et ont ainsi pu suivre en direct la série de discussions de leurs représentants avec les ministres de l’agriculture, du commerce et de l’industrie, ainsi qu’avec celui de la consommation, de l’alimentation et de la distribution. Face à un pouvoir qui refuse de retirer les trois lois, les paysans continuent de réclamer l’extension des prix minimaux de soutien à l’ensemble du secteur agricole et leur reconnaissance en tant que droit institué dans la loi.
Malgré les tentatives de la Cour suprême de s’immiscer dans le conflit, en poussant à la création d’une commission fantoche plutôt que de se prononcer sur la constitutionnalité des trois lois, et malgré les menaces contre les mobilisations prévues le 26 janvier, jour anniversaire de l’entrée en vigueur de la Constitution après l’indépendance, les paysans étaient toujours mobilisés mi-janvier. M. Modi, jusqu’ici inflexible, va-t-il changer de tactique ?
Joël Cabalion & Delphine Thivet
Respectivement maître de conférences en sociologie et anthropologie, université de Tours, et maîtresse de conférences en sociologie, directrice adjointe du Centre Émile-Durkheim, Bordeaux. Le premier a codirigé (avec Fabrice Flipo) l’ouvrage collectif L’Inde des sciences sociales, Aux forges de Vulcain, Bussy-Saint-Martin, 2017
illustration: Sameer Kulavoor. — « Goni », de la série « This Is Not a Still Life » (Ceci n’est pas une nature morte), 2019
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(1) Lire Palagummi Sainath, « Vague de suicides et crise de l’agriculture », dans « Réveil de l’Inde », Manière de voir, n° 94, août-septembre 2007 ; et Mira Kamdar, « L’Inde résiste à la séduction de l’agroalimentaire américain », Le Monde diplomatique, mars 2010.
(2) Ashok Gulati, « On farm bills, government must get its act together, but Opposition is misguided », The Indian Express, New Delhi, 28 septembre 2020.
(3) Cette loi, The Farmers Produce Trade and Commerce (Promotion and Facilitation) Bill 2020, est disponible, comme les deux autres, sur le site du Parlement, www.prsindia.org.
(4) Himanshu, « Lessons from Bihar’s abolition of its APMC system for farmers », Mint, New Delhi, 24 septembre 2020.
(5) Paridhi Sinha, « If the mandi is gone, there is no buyer of last resort — Richa Kumar, Associate Professor, IIT-Delhi », The Blue Letters, 2 novembre 2020, https://theblueletters.com
(6) « L’état de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde », édition 2020, Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), Rome, 13 juillet 2020.
(7) « “Calling farmers terrorists attempt to defame them” : Arvind Kejriwal », New Delhi Television (NDTV), 14 décembre 2020, www.ndtv.com. Arrivé au pouvoir dans la région en 2015, l’Aam Aadmi Party a surgi avec le mouvement anticorruption de 2011.
(8) Il existe plusieurs partis communistes, dont le Parti communiste d’Inde et le Parti communiste d’Inde (marxiste).
(9) « Degraded and wastelands of India : Status and spatial distribution », Indian Council of Agriculture Research, New Delhi, juin 2010.
(10) « India’s 100 richest people », Forbes India, Jersey City (New Jersey), 7 octobre 2020.
(11) Aminah Mohammad-Arif, Jules Naudet et Nicolas Jaoul (sous la dir. de), « The Hindutva turn : Authoritarianism and resistance in India », South Asia Multidisciplinary Academic Journal, n° 24-25, Paris, 2020.