L’histoire de la manufacture de l’insuline au début des années 1920 est, sur certains points, d’une étonnante actualité. Après l’antitoxine diphtérique et les extraits thyroïdiens (deux médicaments testés pour la première fois avec succès en 1891), l’insuline pose à son tour le problème difficile de la production en masse d’une molécule biologiquement active. Cette production a reposé sur une collaboration étroite entre partenaires publics et privés, au cours de laquelle les partenaires du secteur privé furent étroitement surveillés par un comité issu d’une institution publique (l’université de Toronto). Elle a mis en œuvre des essais cliniques multicentriques à une échelle relativement large pour l’époque, et une circulation intense et souvent informelle de savoir-faire et d’informations techniques et scientifiques, à travers des réseaux d’abord locaux puis rapidement internationaux. Elle a posé très tôt la question de la brevetabilité d’une substance naturelle considérée comme universelle et inappropriable, ainsi que celui de l’accessibilité, aux médecins comme aux malades, d’un médicament efficace et précieux, réservé dans les débuts à quelques heureux élus. Enfin sa standardisation a posé des problèmes difficiles, qui vont de la mise au point d’un dosage biologique ardu aux enjeux économiques et politiques soulevés par la production d’un standard international.
Banting eut l’idée de ligaturer les canaux excréteurs de la glande pour provoquer une dégénérescence du pancréas exocrine, et prévenir ainsi la digestion de ce principe1. Ayant obtenu une entrevue avec John J.R. Macleod (1876-1935), chef du département de physiologie du diabète à l’Université de Toronto, il réussit à le convaincre de le laisser tester son idée dans son laboratoire. Macleod avait un certain mérite, car un ou deux des devanciers de Banting avaient réussi à obtenir des extraits qui faisaient baisser le taux de glycémie des patients testés mais, trop impurs, ces extraits provoquaient des réactions et des chocs toxiques tels que l’on admettait dans le monde médical que ces recherches étaient vaines.
Sans bien connaître ces problèmes, Banting commence à travailler en mai 1921 avec l’aide de Charles Best (1899-1978), étudiant en médecine. En janvier 1922, le biochimiste James Bertram Collip (1892-1965), qui s’était joint à l’équipe, obtient un extrait suffisamment purifié pour pouvoir être testé avec succès chez un être humain. En mai 1922, ces premiers résultats sont présentés par Macleod à l’American Association of Physicians; la présentation fait grand bruit dans le milieu médical et attire même l’attention des journalistes2. Toutefois le succès n’est pas aussi immédiat qu’on pourrait le penser a posteriori, car les échecs précédents avaient rendu sceptiques les observateurs.
Les chercheurs de Toronto vont bénéficier d’un dispositif unique qui avait manqué à leurs devanciers, et qui comprend notamment la collaboration d’une firme pharmaceutique capable de mener à son terme l’entreprise de purification de l’insuline. C’est à l’analyse de ce dispositif qu’est consacré le présent article.
Le premier patient |
Voulant éviter de mettre la production d’insuline dans des mains privées, les chercheurs de Toronto prennent un brevet et confient la manufacture des extraits pancréatiques aux laboratoires Connaught, petite firme de Toronto qui faisait partie de l’Université3 [2]. Le problème de l’extraction des pancréas est loin d’être résolu, et Connaught est rapidement débordé par la difficulté de l’entreprise. Le groupe de Toronto fait alors appel à la compagnie Eli Lilly à Indianapolis, déjà relativement importante. Cette institution privée va donc travailler avec deux institutions publiques, l’université et l’hôpital général de Toronto (TGH). Pour gérer les problèmes de brevet, de finances et de contrôle de la quali-té de l’insuline, ainsi que les relations entre trois institutions peu habituées à travailler ensemble, l’université de Toronto crée en mai 1922 un Comité de l’Insuline (CI). Protéger le public est le maître mot de cette instance nouvelle, qui justifie à plusieurs reprises la prise du brevet : il s’agit de protéger les malades des firmes peu fiables et des charlatans4 [3]. En accord avec les spécialistes américains du diabète, le CI décide aussi de réserver la distribution de l’insuline à une élite médicale soigneusement sélectionnée, ce qui soulève des critiques acerbes dans les milieux médicaux et fait parler d’une « aristocratie de l’insuline »5.
L’université de Toronto cède rapidement les droits d’exploitation du brevet au Royaume-Uni, tout en conservant un droit de regard sur la régulation du commerce de l’insuline. A Londres, le Medical Research Council (MRC) joue le rôle tenu par le CI au Canada. Sous la houlette de William Fletcher, son secrétaire, il organise la fabrication de l’insuline et son expérimentation clinique. Fort de son autorité d’organisme de recherche d’État et du brevet cédé par Toronto, le MRC sélectionne les firmes pharmaceutiques habilitiées à fabriquer et à mettre sur le marché l’insuline, et les services hospitaliers qui pourront mettre en œuvre les essais cliniques. Henry Dale, familier de la fabrication et de la standardisation des médicaments, est allé à Toronto inspecter les laboratoires et les hôpitaux où l’on expérimentait l’insuline, et il conseille activement Fletcher.
Le MRC et le Ministère de la Santé contrôlent de près les firmes, exigent des informations régulières sur les prix pratiqués, la quantité d’insuline vendue en Grande-Bretagne et dans le Commonwealth, ainsi que sur les importations, qu’il s’efforce de réduire au minimum. Des questions seront posées au Parlement sur les prix du médicament, et sur le sort des patients démunis. Par exemple, un médecin demande s’il faut mettre à l’insuline des malades dont on sait qu’ils ne pourront pas payer l’insuline à leur sortie de l’hôpital. Un autre médecin, dans une lettre adressée en août 1923 au MRC, fait remarquer qu’un employé de bureau américain consacre 12,5 % de son salaire à son traitement alors que son homologue anglais est obligé de débourser 25 % de son salaire. L’insuline est sans doute le premier médicament indispensable et coûteux qui oblige à poser clairement la question des inégalités face à la santé.
Ainsi organisé, le réseau mis en place facilite la circulation d’informations et de connaissances cruciales pour la réussite. Il faut mentionner d’emblée le rôle d’animateur et de coordonnateur que joua le directeur scientifique de la Compagnie Lilly, George Clowes. Britannique de naissance, chimiste et physiologiste, il est un des premiers «transfuges» de l’institution universitaire, longtemps répudié pour cette raison par la communauté scientifique. Voyageur infatigable, grand collecteur et transmetteur d’informations, il presse les chercheurs de Toronto d’organiser des réunions avec leurs collègues américains, de publier, d’organiser des formations pour les médecins. La circulation d’informations fut tout particulièrement importante pour la résolution des problèmes techniques rencontrés.
Difficultés techniques de trois ordres
En même temps les bases théoriques de l’entreprise sont relativement faibles. On ne connaît rien sur la nature du «principe actif» comme on l’appelle souvent, ni sur ses effets et encore moins sur ses mécanismes d’action. La manufacture de l’insuline illustre donc le triomphe de l’invention au jour le jour, de l’empirisme et de l’importance de la circulation des connaissances6.
Les cliniciens observent rapidement que certains patients ont besoin de moins d’une unité, et demandent que cette unité, appelée par la suite physiologique, soit divisée par trois ce qui donna l’unité clinique.
Après cette première phase, locale, de la standardisation vient une étape internationale, organisée et coordonnée par Henry Dale sous l’égide de la Société des Nations. Dale suggère de préparer un extrait pancréatique standard stable sous forme de poudre, selon les principes d’Ehrlich qu’il cite comme fondateur de cette méthode7. Cette préparation, écritil, sera comme le cours d’une monnaie qui pourra être transmis à toutes les pays concernés, chaque institution pouvant à sa guise utiliser les méthodes d’extraction et de mesure de l’activité des extraits qui lui conviennent [4]. Il confère ainsi à la préparation standard le statut d’un moyen d’échange et de communication entre les nations, ainsi que de régulation administrative des médicaments. On peut ajouter que l’unité d’insuline avait aussi une valeur monétaire, qui n’apparaît ici que de fagon métaphorique, sans doute involontaire. En juillet 1923, le Comité de Standardisation de la Société des Nations, à Edinburgh, décide donc qu’une préparation stable d’insuline sera préparée sous forme de poudre au National Institute for Medical Research de Londres. Cinq firmes pharmaceutiques contribuent à fournir les extraits qui servent à préparer cette poudre. Les dosages sont également pratiqués dans cinq laboratoires différents et donnent des résultats très proches, allant de 8,4 à 8,8 unités par mg de poudre. Le Comité de l’Insuline de Toronto décide d’adopter la valeur de 8 unités pour éviter des calculs fastidieux, et cette recommandation est faite à la Conférence Internationale de Genève de 1925 puis adoptée par la Commission Permanente des Standards Biologiques. L’accord sur le standard n’empêchera pas la diversité des pratiques locales du dosage biologique. Elles ne s’uniformiseront que très progressivement, et des unités «lapin » coexisteront avec des unités « souris » jusqu’au moment où la méthode biologique sera remplacée par le dosage immunologique, après 1970.
L’expérimentation clinique
Alors qu’aux États-Unis l’expérimentation clinique est conduite de façon relativement libre, au Canada et en Angleterre les essais sont contrôlés de près par le Comité de l’insuline à Toronto et par le MRC à Londres. En pratique, on commence à utiliser les extraits alors que l’unité d’insuline n’est pas encore clairement définie, ses effets physiologiques à peine connus, sa méthode d’utilisation clinique entièrement à construire. La plupart des médecins connaissent malcette maladie, que peu d’entre eux acceptaient de prendre en charge avant l’insuline, quand on ne pouvait empêcher les malades de mourir en quelques mois. Il faut donc tout construire en même temps: des outils de contrôle de la maladie, des laboratoires, des services cliniques, des équipes, une profession ; il faut former les médecins mais aussi les malades qui ne peuvent rester toute leur vie à l’hôpital et devront apprendre à se servir du remède miracle.
Les spécialistes américains du diabète entrent très vite en jeu, et participeront de manière déterminante aux essais cliniques. Parmi eux, on note Eliot Joslin à Boston, figure de proue dans l’histoire du diabète aux Etats-Unis, et Frederik Allen à Morristown, promoteur du Starvation Diet ou régime de famine, que beaucoup appliquaient alors aux diabétiques8. Ils importantes (ce qui veut dire de 50 à 80 patients pour les plus gros services hospitaliers), sont présentés dans un numéro spécial du Journal of Metabolic Research paru en 1923. Les malades ne sont traités que depuis quelques mois et les médecins restent prudents dans leurs conclusions. On présente les résultats sous forme de tableaux individuels ou collectifs, parfois des moyennes sont calculées. Même si lon parle alors de statistiques, il faut se garder d’y voir des techniques de calcul proches de celles que nous connaissons, qui ne feront véritable-ment leur apparition en médecine qu’après 1930 [5].
Il ne fait de doute pour personne que l’insuline est extraordinairement efficace, et l’on comprend a posteriori que le terme de miracle et de résurrection aient été employés si souvent. Les symptômes les plus évidents disparaissent, les malades gagnent très rapidement du poids, reprennent une activité physique voire professionnelle et apprennent à se surveiller et à se traiter euxmêmes: une véritable éducation du diabétique est donnent des conseils aux médecins de Toronto et intègrent la manipulation du nouveau médicament dans leurs pratiques et leurs schémas théoriques, inspirés de l’étude du métabolisme intermédiaire des sucres et des théories des nutritionnistes. Ils ne renoncent pas à leur principe de base, soumettre le diabétique à un régime alimentaire extrêmement contrôlé, mais l’adoucissent et le modulent selon leur attachement à ce principe, ainsi qu’à cause de la pénurie d’insuline. Observer un régime alimentaire strict permet d’économiser le précieux médicament, et les malades doivent participer à cette économie par obligation morale autant que pour raisons de santé. Tous, médecins et patients, découvrent ensemble le plus grand danger des injections d’insuline, l’hypoglycémie, qui pendant longtemps leur fera plus peur que l’acidocétose. Il faut apprendre à reconnaître les prodromes de cette complication redoutée, qui peut conduire aux convulsions et au coma parfois mortels ; apprendre aussi à injecter la solution, pas toujours très pure, et à ajuster ses doses en fonction des besoins et des horaires des repas. Les lots d’insuline peu efficaces ou d’aspect trouble sont signales aux laboratoires, de même que les réactions allergiques ou les abcès.
Les premiers résultats cliniques sur des séries de patients relativement mise en place dans les centres spécialisés. Les recommandations thérapeutiques sont faites avec une certaine autorité, notamment sur la nécessité de suivre un régime strict et d’économiser l’insuline. Joslin (voir ci-dessus) estime qu’il est bon que les patients payent l’insuline parce que cela les incitera à l’utiliser de façon judicieuse.
Ce n’est qu’au bout de deux ou trois ans qu’on commence à comprendre que l’insuline n’a pas réglé le problème du diabète, quand les malades sauvés du coma diabétique commencent à montrer les signes de complications plus tardives. Une autre histoire commence, beaucoup moins triomphale, que le médecin et historien de la médecine Chris Feudtner a retracée d’une manière poignante [6].
Une entreprise aussi énorme, impliquant autant d’acteurs et de nationalitiés différentes n’a pas été sans conflits. Ils sont plus liés à des questions d’autorité et de prestige, ou à des problèmes économiques, qu’à des questions scientifiques. La méfiance des universitaires envers l’industrie était de mise, aussi bien en Amérique du Nord qu’en Grande-Bretagne. Des remarques aigresdouces furent échangées entre les Canadiens et les Britanniques. Ces derniers suspectaient le Comité de l’Insuline de vouloir «imposer sa loi au monde entier». Les conflits d’ordre économique furent également assez durs. Chaque pays essayait d’importer le moins possible d’insuline et d’en exporter le maximum. Comme tous tenaient à mettre au premier plan le principe de l’intérêt public, aucun ne pouvait invoquer ces motifs économiques, et chacun chercha à discréditer l’insuline des concurrents en lui trouvant tous les défauts possibles9.
Malgré ces conflits, somme toute assez banals, la manufacture de l’insuline fut une réussite. Les améliorations techniques ont été rapides et efficaces, grâce à la mise en place d’instances régulatrices et de communication. Menés sous l’égide de ces instances, les essais cliniques, dont les résultats furent promptement rapportés aux industriels, ont fortement contribué à ces améliorations. La production de connaissances nouvelles s’ajouta à celle d’un nouveau médicament. Aucune entreprise pharmaceutique n’avait abouti aussi vite à un pareil résultat, et on n’a pas réellement connu depuis de succès comparable, en termes de rapidité et d’efficacité10.
Banting et Best ont en cours de route abandonné la technique de ligature des canaux du pancréas. L’idée de Banting n’a donc pas été déterminante, techniquement parlant, mais elle reste le point de départ incontesté de l’entreprise canadienne. Quant à Banting, son acharnement à poursuivre jusqu’au bout son idée, plus sans doute que ses qualités de scientifique ont été un facteur déterminant pour la réussite.
Banting reçut le prix Nobel conjointement avec Macleod mais décida immédiatement de le partager avec Best, tandis que Macleod le partageait avec James Bertram Collip. Ce dernier avait apporté des améliorations indiscutables aux techniques d ’extraction utilisées par Banting et Best et, comme il avait produit l’extrait qui avait été testé avec succès chez un humain, il fut ulcéré de n ’avoir pas été associé au prix.
Entreprise créée par l’État d’Ontario pour ré-pondre à des besoins de santé publique, les laboratoires Connaught fabriquaient et vendaient à prix coûtant des antitoxines. Leur statut original en faisait une entreprise publique qui ne recherchait pas le profit [2].
Cette justification s’inscrit dans un contexte de méfiance voire de rejet, de ce type de démarche pour une institution publique [3]. Il faut aussi signaler que la régulation de l’industrie à l’epoque en était à ses balbutiements, aussi bien en Amérique du Nord qu ’en Europe. En Grande-Bretagne, la manufacture de l’insuline fut l’occasion pour le Medical Resource Council de mettre en place les bases d’une telle régulation.
On peut voir des situations similaire de nos jours. Par exemple, la prescription d’hormone de croissance a longtemps été réservée en France aux pédiatres hospitaliers.
A titre d’exemple, Clowes a fait plus de 20 déplacements par train entre Indianapolis et Toronto en 1923.
Il s’agissait de donner aux malades des régimes hypocaloriques extrêmement sévères qui permettaient de faire disparaître le sucre dans les urines… au prix d’un amaigrissement tel que beaucoup critiquèrent la méthode comme inhumaine, et capable tout au plus de prolonger la vie des malades de quelques mois.
Rien de neuf sous le soleil, si l’on songe aux conflits internationaux actuels, où le souci de protéger le public des nouveaux problèmes de santé se heurte à des intérêts économiques contradictoires…
L’histoire de la pénicilline a été beaucoup plus heurtée et compliquée, entre la découverte en 1928 par Alexander Fleming (après d’autres) de l’effet bactéricide d’une moisissure, les premiers efforts des Britanniques Florey et Chain pour reprendre les travaux de Fleming et produire le médicament en masse, et enfin la réussite définitive par des laboratoires pharmaceutiques américains.
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