La notion de genre peut faire l’objet d’une recherche philologique et logique complexe tant le statut du genre et de l’espèce comme catégories de classification telles qu’elles apparaissent dans le traité des Catégories d’Aristote ou dans l’Isagoge de Porphyre en feraient les cadres assurés de la perception, du classement et de l’attribution formels et a priori. Même s’il est nécessaire, ce n’est pas le plan épistémologique qui doit seul retenir notre attention. En effet la question du genre, aujourd’hui exclusivement rapportée à la différence des sexes, au nouage complexe du sexe et du genre, n’est ni purement conceptuelle, ni purement classificatoire. Elle engage l’assignation de chacun et de chacune à « son » sexe. Celui-ci est-il l’attribut principal de la « substance » genre ? C’est la question qui parcourt l’abondante littérature des gender studies. Mais la question du genre rapportée à une bisexualité originaire, si elle n’est pas nouvelle, bien des mythes et des textes anciens l’attestent, n’a jamais cessé d’intriguer les philosophes. Au nombre de ces mythes, figure en première place celui de l’Androgyne qu’expose Aristophane dans le Banquet de Platon. Notre propos vise à montrer que Platon inquiète les genres et que la sexualité humaine est travaillée par cette inquiétude : pourquoi le tableau de la sexualité humaine est il, dans la bouche d’Aristophane, si désolé, si sombre ?
Genre et sexe
2La différence des sexes, dont la généalogie constitue l’essentiel du récit mythique, est marquée, dans l’ordre du discours, par cette intrusion, ou cette rémanence d’une bisexualité originaire dont nous serions secrètement nostalgiques. La différence des sexes ne serait-elle pas, au bout du compte, un mauvais lot auquel hommes et femmes seraient résignés ? La nostalgie d’une bisexualité originaire ne serait-elle pas une tendance à la recherche de l’homogène et de la fusion, quel que soit le parti pris sexué de la personne ? Telle serait, plus près de nous, l’hypothèse de lecture de Levinas. Enfin, dans l’histoire des temps présents, et particulièrement à la fin du xixe siècle, la question de l’Androgyne revient sous un mixte de cabinet des curiosités médicales et de littérature symboliste décadente. C’est à Michel Foucault que revient le mérite d’avoir exhumé un cas de « vie parallèle » où la question de l’hermaphroditisme et du choix de sexe apparaît dans un récit à la première personne, retravaillé et mis en forme par le discours médical. Ces trois entrées philosophiques (Platon, Levinas et Foucault) ne viennent à bout ni du mystère ni du malaise. Elles témoignent toutefois de l’ouverture du discours philosophique aux questions de l’assujettissement et de la subjectivation. Mais elles laissent entrevoir aussi la persistance de l’inquiétude que ces questions, dans la forme du récit, portent au cœur de l’identité et du propre.
3Dans une acception première héritée d’une raison classificatoire du vivant à l’époque moderne : Linné et le catalogue de la vie, Sydenham et son tableau des espèces morbides, ou encore Mendeleiev et la classification périodique des éléments, on a pris l’habitude de classer spontanément le réel en individus, genres, espèces et à procéder, pour distinguer, par « genre prochain et différence spécifique ». Toutefois espèce et genre sont chez Aristote l’objet d’une analyse plus complexe qu’un simple schème de classification. Pour Aristote seul existe réellement l’individu, qu’il appelle « substance » ou essence (ousia) « première ». Espèces et genres sont immanents au « ceci » qui, encore une fois, seul existe. Par rapport au « ceci », à telle personne connue par son nom, espèces et genres apparaissent, pour Aristote, comme des substances (essences) secondes. Maintenant si, naïvement, nous appelons Charles ou Nathalie, individus qui seuls existent, homme ou femme, garçon ou fille, nous classons en sexe masculin ou féminin (espèces), eux-mêmes subsumés au genre humain. Or que dit Aristote ? Parmi les substances, l’espèce est plus substance que le genre, car elle est plus proche de la substance première (le ceci, l’individu, le nom propre). L’espèce (fille ou garçon) donne une idée plus précise : « si on veut rendre compte de la nature de la substance première, on en donnera une connaissance plus précise et plus appropriée en l’expliquant par l’espèce plus que par le genre. » [1] Aristote encore : « Ce n’est pas d’une façon absolue que l’espèce et le genre signifient la qualité, comme le ferait, par exemple, le blanc (car le blanc ne signifie rien d’autre que la qualité), mais ils déterminent la qualité par rapport à la substance : ce qu’ils signifient, c’est une substance de telle qualité. » [2] Autrement dit, au-delà d’un commentaire spécialisé, on dira que ce que nous désignons aujourd’hui comme genre masculin ou féminin ne doit pas être absolutisé, et qu’il ne prend sens que dans ce que la personne singulière fait d’un sexe qu’elle a hérité, que la culture et l’éducation lui ont assigné, et par rapport auquel elle se situe plus ou moins au cœur ou en marge, voire qu’elle récuse ou conteste, selon qu’elle veut le fuir ou en adopter un autre. Du sexe prescrit au sexe choisi il y a une grande variété de nuances intermédiaires qui n’apparaissent que par leur décalage ou leur conformité avec ce que la norme pose comme étant le propre de cette espèce. La question n’est donc pas de classer et de répartir des attributs (anatomiques, psychologiques, culturels, esthétiques, sociaux…), ni même de s’attribuer ces attributs en propre. Elle serait plutôt de s’intéresser au fait, donné ou construit, donné et construit, de la différence des sexes.
4Aujourd’hui la notion de genre a été retravaillée en profondeur par les travaux de Judith Butler notamment. Celle-ci invite à « déstabiliser les normes du genre » [3] . Il n’y a pas d’ontologie du genre : « L’ontologie n’est pas un fondement, mais une injonction normative qui opère insidieusement en se faisant passer dans le discours politique pour son fondement nécessaire. » [4] Militant pour une performativité qui consiste à parler du genre comme d’une performance : faire le genre, (se) donner un genre, jusqu’à la parodie, Judith Butler inscrit sa recherche dans une histoire des normes où elle se situe, en le bousculant, dans le sillage du travail de Michel Foucault. Il est de toute première importance de montrer, sur la question du genre, que l’ontologie n’est pas fondamentale. Toutefois, même privé d’un substrat ontologique, quelque chose du genre « résiste » : le rapport au corps, la croyance en une naturalité du genre, pourtant socialement construit. On notera, à cet égard, que Pierre Bourdieu nous met en garde contre un volontarisme subjectif tout entier suspendu à l’efficacité performative [5] . Si Pierre Bourdieu situait sa recherche sur le plan phylogénétique, Michel Foucault et Judith Butler, de leur côté, n’ont eu de cesse d’interroger le processus de subjectivation de chacun et de chacune à partir de l’assujettissement aux normes, que Judith Butler, pour sa part fait remonter à la dépendance de l’enfant au nourrissage par la mère. Sur un plan ontogénétique on retiendra qu’il s’agit avant tout d’identification au double sens d’idem et d’ipse. Au plan du même (idem), l’appartenance à un même sexe, masculin ou féminin. Au plan du propre (ipse), ma relation consciente et inconsciente avec un sexe, le « mien », socialement et historiquement constitué en genre. L’Androgyne de Platon, comme Herculine Babin, l’hermaphrodite retrouvé par Michel Foucault [6] , sont autant de jalons d’une recherche sur les rapports entre différence des sexes et ontologie. La norme y est portée, chez Platon, par les dieux, chez Foucault par les pouvoirs de deux expertises médicale et cléricale.
Le mythe de la bisexualité originaire
5Avec la reprise du mythe de l’Androgyne par Emmanuel Levinas, nous ne sommes plus du tout dans le même champ conceptuel et on peut à bon droit trouver surprenant de convoquer ici un auteur dont certaines affirmations lui vaudraient des remontrances de la part de Judith Butler et de bien d’autres. Le choix de Levinas tient à la référence chez lui à la figure de l’Androgyne platonicien convoquée, on le verra, pour dénoncer le modèle de la fusion en Un. De la même manière, la reprise de cette même figure dans la littérature cabalistique juive médiévale déroule à un autre niveau le mythe d’une bisexualité originaire. C’est cette littérature-là que nous avons choisi de faire entendre ici, sans prétendre, pour autant la faire entrer artificiellement en résonance avec les jeux du sujet et de la norme.
6Le discours d’Aristophane dans le Banquet de Platon (189d-193 e) [7] se veut un hommage à l’amour, thème général du dialogue [8] . Aristophane situe son propos entre cosmologie et théologie. Entre le ciel et la terre, la nature de l’Androgyne l’apparente à la lune. Ces ancêtres des humains ne savent pas rester à leur place : « Ce que vous devez apprendre en premier, c’est quelle est la nature de l’homme et quelles ont été ses épreuves » (189 d). L’humanité initialement comprenait trois genres : mâle, femelle, androgyne. L’androgyne était un genre « distinct » qui tenait de l’homme et de la femme, dont le nom même marque la double nature, « aujourd’hui chargé d’opprobre ». Ces trois genres d’êtres humains sont décrits par Platon sous une forme poétique empreinte d’une inquiétante étrangeté. Ces êtres humains, « orbiculaires », présentaient en effet la forme d’un œuf. Chacun était double : quatre mains, quatre pieds, deux visages placés à l’opposé l’un de l’autre et, surtout, deux sexes placés sur ce que l’on appelle aujourd’hui la partie postérieure de l’être humain. Ce que l’on appelle le mâle dispose donc de deux sexes masculins. Dans le cas de la femelle, les deux sexes sont féminins. Pour l’androgyne, l’un est masculin, l’autre féminin. La forme circulaire rappelle leur origine astrale. « C’étaient en conséquence des êtres d’une vigueur prodigieuse, leur orgueil était immense » (190 c). Alors ils sont partis à l’assaut du ciel, à l’instar des géants Ephialte et Otus. Quelle sanction prendre ? Les faire périr reviendrait à se priver de leurs louanges et offrandes. Les laisser vivre comme tels, ce serait tolérer leur arrogance. Pour les affaiblir, Zeus imagine de les couper en deux. Opération qui aura aussi pour résultat d’accroître le nombre des humains. Pour l’heure, « ils marcheront tout droit sur deux jambes » (190 d). S’ils persistent dans leur arrogance, Zeus prévoit de les couper à nouveau en deux : ils marcheraient alors à cloche-pied. Zeus coupa donc ces êtres sphériques comme on fait d’un « œuf dur ».
7Mais il faut modeler la nouvelle espèce ainsi découpée. « Il chargeait Apollon de leur retourner le visage, avec la moitié du cou, du côté de la coupure : l’homme, ayant toujours sous les yeux le sectionnement qu’il avait subi, aurait plus de retenue » (190 d). La suite du texte insiste sur le caractère artisanal et poïétique de l’opération. Le plus important reste toutefois le sectionnement où sectus renvoie à sexus. Le sectionnement ayant dédoublé l’entier primitif, la vie des êtres humains est bouleversée : chaque moitié soupire après sa moitié et la rejoint. Le désir est désir de faire un. Désir inassouvi : l’unité est perdue et, tonalité dépressive de ce texte, chaque moitié « succombe à l’inanition » et à « l’incapacité d’agir ». Elles ne voulaient rien faire l’une sans l’autre. Or la nouvelle combinaison est contre-productive : dans l’agitation inquiète qui les anime, chaque moitié s’accouple « au hasard de la rencontre, indifféremment à une moitié d’être féminin complet (bref, à ce qu’aujourd’hui nous nommons précisément une femme), ou à une moitié d’homme. » Dès lors, l’espèce humaine court le risque de sa disparition.
8C’est alors que Zeus opère une seconde fois, corrigeant le sectionnement. Si, comme nous l’avons dit, les organes sexuels étaient primitivement situés à l’arrière, la génération et l’enfantement ressemblaient à la reproduction des cigales qui confient leurs œufs à la terre. En ramenant les « parties honteuses » (sic) sur le devant du corps, il favorise aussi bien la perpétuation de l’espèce, fruit de la rencontre d’un homme et d’une femme, que le plaisir et la satiété partagés entre personnes du même sexe, même si l’homosexualité féminine n’est pas explicitement mentionnée dans le discours d’Aristophane. Ce dernier rend alors hommage à Éros, « dont l’ambition est, avec deux êtres, d’en faire un seul et d’être ainsi le guérisseur de la nature humaine. » Recherche, par-delà le sectionnement qui fait ressembler chacun à un carrelet ou à une limande, de la moitié symbolique (tessere, symbolon). Après la tonalité tragique des moitiés se cherchant à l’aveugle, Aristophane introduit, aussi bien pour l’hétéro que pour l’homosexualité, l’impression d’amitié (philia), de parenté (oikos) et d’amour (eros). Toutefois « la communauté de la jouissance amoureuse » (192 d) n’est pas le fond du désir qui anime les amants. Le vrai désir est désir de faire un. L’idéal de l’amour est à chercher dans la fusion, le « devenir un » (193 c). Cet idéal de fusion a, bien sûr, une postérité sur laquelle on a jeté un regard tour à tour mystique, romantique, défiant ou sobre. L’important est sans doute la position anthropologique de l’être humain dont l’origine, insatisfaisante et dangereuse, ne peut être vécue que comme une nostalgie à l’égard de l’autre moitié, que comme une lutte avec les dieux. Le mythe de l’Androgyne, dans sa version platonicienne, enseigne, par la bouche d’Aristophane, d’une part que l’espèce humaine est mortelle, et d’autre part que les humains doivent s’accoupler pour la perpétuer elle, l’espèce, et non l’individu. La fin du discours ouvre la perspective anthropologique de la division du travail entre polis, lieu d’action des hommes et oikos, sphère privée électivement féminine. Enfin, ultime enseignement, il y va du rapport aux dieux : situation ultime de l’homme dans le monde, à bonne distance de l’arrogance et du désespoir.
Au-delà du récit mythique
9En quoi cette « anthropologie fantastique », pour reprendre les mots de Léon Robin, nous parle-t-elle encore de notre rapport au genre ? La première et la plus évidente conséquence serait d’ordre « psychologique ». L’angoisse du sectionnement et le sentiment de perte attaché à la division en sexes différents sont familiers à la modernité, depuis que la psychanalyse postule un polymorphisme sexuel initial précédant l’accession au stade génital (Freud), ou une angoisse liée à la nécessité de cesser d’être le phallus pour l’avoir (Lacan). L’idée de bisexualité s’est imposée dans le cadre du bouleversement de la « volonté de savoir » qui agite les esprits scientifiques ou simplement curieux à la fin du xixe siècle. En témoigne, à titre de document historique avant tout, l’Androgyne de l’extravagant Joséphin Péladan dit Le Sar (1859-1918), adepte d’occultisme, de spiritualité orientale et d’ésotérisme [9] . Mais, plus radicalement, le discours d’Aristophane laisse entrevoir que la notion de genre n’est ni immuable ni rassurante. Passer de trois genres à deux signifie que l’on assigne l’individu à l’un ou à l’autre, selon une logique du tiers exclu. Par ailleurs, l’existence d’un troisième genre bisexué révèle l’autosuffisance érotique des deux autres, chacun vivant sur son quant-à-soi, sans souci de perpétuer l’espèce, sans considération de son anatomie sexuée tant qu’il n’a pas les organes sous les yeux. Enfin en perpétuant le mythe d’une moitié cherchant sa moitié symbolique en l’autre, du même sexe ou de l’autre sexe, Platon fait du sexe un genre mutilé. Faire un est-ce retrouver son genre ? L’important ici est le possessif : être un c’est trouver son propre.
10Dans un contexte philosophique et spirituel où, de prime abord, on ne s’attendrait pas à trouver mention de bisexualité, la cabale juive médiévale en reconduit pourtant la problématique en la dépassant. Lorsqu’un texte avance que Bethsabée était destinée à David « depuis les six jours de la création », il postule que les deux âmes sont appariées dès avant leur conception, dès avant leur rencontre [10] . Certes l’écart de tels textes par rapport à Platon est évident. On n’y trouve pas de couples composés de deux parties du même sexe. En outre il n’y a ici aucune notion de révolte contre la divinité et donc pas l’idée d’une punition divine à l’égard de l’arrogance et de la menace. Mais la différence essentielle tient à ce que l’âme ici est bisexuelle. L’âme, forme du corps, se manifeste dans le monde sensible par le corps. L’âme est anthropomorphe et, comme telle, bisexuée comme l’image de Dieu lors de la création. En effet le plérôme divin contient les deux sexes et la structure de l’âme reflète la structure de Dieu. Ici aussi il y a division des sexes : le corps est le reflet partiel et incomplet de la structure complète de l’image de Dieu. Ce n’est pas l’individu qui possède un sexe et un seul, et en use comme il l’entend, changeant d’objet de désir, pratiquant tel ou tel type d’union, polarisé par la recherche d’une moitié. Avec les textes cabalistiques castillans nous sommes ailleurs : l’âme est bisexuée, le corps est sexué. C’est le couple qui est idéalisé : le couple humain idéal possède seul une âme complète. Si Bethsabée était destinée à David depuis les six jours de la création, la rencontre de l’une par l’autre, surprise suivie d’un stratagème pour éliminer le mari, n’allait pas de soi et supposait délai, patience, erreurs, y compris le temps nécessaire à David pour expier son crime. Car les textes disent qu’il faut mériter de trouver sa moitié prédestinée. L’œuvre théurgique, que Charles Mopsik a si bien restituée, consiste à faire s’accoupler l’âme féminine de Bethsabée avec l’âme masculine de David. L’une et l’autre sont explicitement rapportées à une « forme androgyne » [11] . Ce qui est manifeste ici, c’est la valeur accordée au mariage essentiel, c’est-à-dire les retrouvailles avec une moitié de l’âme androgyne : « Quand un mâle est créé, nécessairement sa partenaire féminine est créée en même temps que lui, parce que l’on ne fabrique jamais d’en haut une demi-forme mais seulement une forme entière. » [12] Dans ce contexte, la notion de genre est relativisée au profit de la notion de propre. David trouvera son âme appariée, même s’il doit passer la moitié de sa vie dans l’erreur, voire le crime. Dans son commentaire introductif au texte qui nous occupe, Charles Mopsik s’appuie sur l’article de Luc Brisson qui porte en titre la formule bien trouvée : neutrum utrumque, ni l’un ni l’autre et les deux en même temps [13] . L’androgyne platonicien renvoyait au chaos et à l’indistinction originaire qui n’a rien à voir avec le dessein du créateur monothéiste biblique.
Du genre au propre
11La figure de l’Androgyne est donc une figure mythique dont nous n’avons évoqué que deux versions, la grecque et la cabalistique. Notre propos, en effet, était d’éclaircir le mythe d’Aristophane dans le discours philosophique de Platon et la bisexualité de l’image divine dans la cabale médiévale. Nous avons laissé de côté les représentations plastiques de l’androgyne, ainsi que ses évocations poétiques. Ce qui nous préoccupe, c’est le trajet qui mène du genre au propre et qui rend compte de l’angoisse et de la crainte tant qu’un « propre » n’est pas trouvé. Propre renvoyant ici à un régime propre de pratique sexuelle, comme il renvoie à l’identité de soi et de l’autre.
12On trouvera trace de cette problématique dans les textes d’Emmanuel Levinas qui vont du Temps et l’Autre (1947) à Totalité et Infini (1961). Levinas a toujours manifesté son refus de la fusion, comme il a exprimé son refus de la lutte à mort pour la reconnaissance. Lui qui parlait de « sagesse de l’amour » avait, avant d’oser cette formule, tenté de déjouer les pièges de l’équivoque présents dans l’amour humain, quel que soit l’objet de cet amour : amour filial, amour sans concupiscence du prochain. L’amour ne va jamais de soi. Rien n’est plus ambigu, plus équivoque. Mais où situer cette ambiguïté que toutes nos expériences attestent ? Ici l’équivoque n’est pas un jeu trouble sur ou avec l’identité sexuée, comme dans le théâtre de Marivaux ou une comédie de Billy Wilder [14] . L’équivoque concerne aussi, pour Levinas, le Féminin, hypostasié avec cette majuscule, et dont il a pu dire très imprudemment, qu’il était l’Autre par excellence. Dans tous les cas l’amour qui nous jette vers autrui manifeste une transcendance, c’est-à-dire une sortie de soi, une rupture du Même. Nous cherchons ce que nous avons préalablement élu (du moins le croyons-nous), avant tout projet. Nous cherchons l’âme sœur. Mais comment cette sororité pourrait-elle ne pas être incestueuse ? Dans le récit d’Aristophane ne voit-on pas le Même chercher le Même ? La nostalgie de l’autre moitié, comme tout voyage de retour, est un retour à soi. Autrement dit, c’est une aventure qui reste dans un plan d’immanence. Peut-être est-ce là l’ambiguïté de l’amour : à la fois transcendance et immanence ? « La jouissance fait ressortir l’ambiguïté d’un événement qui se situe à la limite de l’immanence et de la transcendance », dit Levinas [15] . Dans l’amour il y a un en deçà de l’aimé qui est le pur besoin. Il y a aussi un au-delà, un « ne pas encore être, un futur jamais assez futur » et qui a nom : fécondité [16] . Jouir d’autrui, c’est à la fois jouir de soi, revenir au même, rester dans un plan d’immanence et en même temps voir plus loin que l’autre. Besoin et désir sont contemporains, comme la concupiscence l’est de la transcendance, et comme l’avouable l’est de l’inavouable. Telle serait, déduite de Levinas, l’équivoque de l’amour. Elle proviendrait du fond de l’érotique même que Levinas décrit comme une dialectique de la pudeur et de l’impudeur et qu’il qualifie de « profanation ». Mais aussi, parfois de « féminité », sans que celle-ci soit l’attribut d’une substance femme. En dépit de quelques occurrences d’un « Éternel féminin » épinglé en son temps par Simone de Beauvoir, la pensée de Levinas sur ce point n’a rien de conventionnel. Il s’agit bien plutôt d’un existential, d’une catégorie du réel dont le référent est chaque femme dans ce qu’elle a d’autre « par excellence ». Il ne s’agit donc pas d’un concept au sens strict.
13L’amour, pour Levinas, c’est aussi cette vulnérabilité, cette faiblesse qui n’est pas déficience mais qui me fait craindre pour l’autre et définit un régime de tendresse. La chair est tendre, c’est-à-dire vulnérable autant qu’aimable. À cela il faut ajouter que l’érotique ne se résume pas au tendre. Il y a un autre régime, celui de ce qui se montre sans façon, presque crue, impudique et que Levinas formule comme une « ultramatérialité exorbitante » [17] . Pudeur et impudeur, aveu d’une vie « nocturne ». Le féminin désigne alors un mode d’être qui consiste à se dérober à la lumière. La relation d’amour avec le féminin n’est redevable ni à une lutte pour la reconnaissance de type hégélien, ni à une connaissance, ni à une fusion : pas de dialectique maître-esclave opposant deux libertés, pas de thématisation par la conscience, mais pas non plus d’aspiration à réunir les deux moitiés de l’androgyne. Mais, demandera-t-on, comment Levinas peut-il justifier que le féminin se présente comme l’autre par excellence ? Précisément parce qu’il n’est pas du Même, du thématisé, de l’homogène. Bien évidemment dans une perspective de réciprocité sur un pied d’égalité de droit comme de fait, le masculin a « droit » à être l’autre du féminin. Mais si l’on tient pour acquis cet ajustement démocratique essentiel, et si l’on va au-delà de la pure égalité de droit, on pourra, rassuré sur ce point, découvrir une pensée où la différence des sexes est l’accroc « par excellence » par où se défait le discours du Même.
14« Platon n’a pas saisi le féminin dans sa notion spécifiquement érotique », écrit Levinas dans Le Temps et l’Autre [18] . Le reproche le plus insistant de Levinas à Platon est d’avoir réduit le féminin à un rôle d’exemplaire d’une idée. Et c’est l’idée seule qui peut être, pour Platon, objet d’amour. Platon, selon Levinas, manque la relation au profit d’une république des idées, éclairée certes, mais où disparaît la dimension du temps, essentielle à la relation. Et Levinas applique au rapport social tout entier ce qu’il a dit du féminin : « À partir de Platon, l’idéal du social sera cherché dans un idéal de fusion. » [19] La fusion, c’est à la fois ce que recherchent les humains primitifs « sectionnés » et cela, on l’a vu, dans l’angoisse et la crainte, et les individus dans la Cité. Platon, au regard de Levinas, méconnaît le féminin comme tel. Mais cette absence du féminin fait place à l’idéal du nous comme idéal commun. La collectivité sociale se regroupe autour de quelque chose de commun par quoi les membres communiquent : tiers qui peut être une figure de la vérité, soleil intelligible qui oriente les regards, mais aussi une œuvre ou un projet de libération. Ils sont côte à côte et non pas face à face. L’un de la fusion réduit à la solitude chacun de ceux qui le contemplent. Au contraire, dans Éros, Levinas voit le « face-à-face sans intermédiaire où, dans la proximité de l’autre, est intégralement maintenue la distance, dont le pathétique est fait à la fois de cette proximité et de cette dualité. » [20] Ne cherchons pas, à travers les ratés de l’amour ou les malentendus dans le couple, une incommunicabilité malheureuse que l’on vivrait si mal en raison d’une nostalgie de l’Un qui animerait l’un et l’autre : « ce qu’on présente comme l’échec de la communication dans l’amour constitue précisément sa présence comme autre. » [21]
15De l’autre contre l’Un : on pourrait rallier à ce combat toutes les pensées divergentes, hétéronomes, qui refusent la rage de l’Un, ce fantasme qui travaille le social et se réclame d’une unité perdue, d’un genre clivé. Ce fantasme de l’Un, dont Platon n’est que le premier à l’avoir défendu au plan anthropologique (Le Banquet) ou politique (La République, Les Lois), renvoie toujours à un schème du corps, d’un grand corps englobant de plus petits, genre englobant ses espèces. Mais c’est aussi un fantasme qui s’alimente du déni de la coupure. La division peut vouloir être abolie et dès lors la proximité du face-à-face, la distance de l’un à l’autre, demande à être réduite.
16On peut suivre à travers les étapes que nous avons suggérées, sans doute parmi d’autres, les inflexions apportées dans l’interprétation du discours d’Aristophane : bisexualité de l’âme, opposition à la fusion. C’est en fait tout l’édifice conceptuel qui soutient nos représentations du genre qui est, à plusieurs reprises, ébranlé. Si Levinas a réussi à élaborer une philosophie de l’humain sans le genre, Platon resterait comme celui qui, ayant introduit un troisième genre, neutre tout en participant des deux autres, décrivait l’autosuffisance de totalités sans manque. Toute dégradation de cet ordre : coupure, séparation, sectionnement, assignation à un type de sexe et de choix érotique, relève de la déchéance et du malheur. Avec Levinas la situation est retournée : c’est contre l’Un que se définit la relation d’amour, dont le paradigme est la relation au féminin. Au contraire, Platon, voulant jeter le « trouble dans le genre » par l’introduction de l’Androgyne n’a fait que renforcer le poids de celui-ci, même s’il n’érige pas en norme tel type de relation plutôt qu’un autre. Ainsi par rapport au genre voit-on se renforcer l’usage de la catégorie du propre. De l’individu au nom propre, tel serait le déplacement. Le propre définit ce qu’il en est de l’identité et, plus particulièrement, de l’ipséité. Il resterait à entendre comment s’articule l’ipséité, l’assomption du nom propre, avec cet ensemble complexe appelé sexualité, historiquement déterminée et construite, prise dans un discours et une « volonté de savoir » où, en dépit des intentions affichées, selon Michel Foucault, il n’est jamais question de sa libération.
Développements contemporains
17L’hermaphrodite semble être un cas empirique particulier de l’androgynie. Nous ne sommes plus dans la mythologie, mais comme l’Androgyne platonicien, dans la société actuelle, il est à la fois couvert d’opprobre et objet de curiosité. C’est à Michel Foucault que revient le mérite d’avoir, le premier, exhumé le mémoire d’Herculine Babin, éduquée comme une fille, jeune institutrice d’un pensionnat de jeunes filles, et qui se révèle quasi accidentellement découverte par un médecin comme dotée des deux sexes. Le mémoire, retravaillé par le docteur Tardieu, nous est parvenu avec un prénom changé désignant aussi bien un masculin qu’un féminin : Camille. Le récit, après avoir baigné dans une chaude continuité famille-couvent, s’attarde sur les émois, les caresses et les baisers échangés entre Camille et une jeune pensionnaire. Foucault parle de ces « limbes heureuses » [22] d’une non-identité protégée par les murs de l’institution et de « l’étrange bonheur, à la fois obligatoire et interdit de ne connaître qu’un sexe. » Tant que Camille est dans l’ignorance des transformations de son corps, elle ne peut attribuer à son développement ou à son appartenance à un seul sexe, ou à un « autre » sexe, les sensations merveilleuses éprouvées auprès de sa jeune élève. Mais Foucault nous dit qu’il faut s’en tenir aux effets : « elle était le sujet sans identité d’un grand désir pour les femmes. » [23] Aimé(e) des femmes sans jamais être tenu(e) de se comporter comme le devait l’« autre sexe » qui précisément est et en même temps n’est pas le « sien ». C’est bien de propre, d’ipséité qu’il s’agit ici. Camille nous fascine et nous émeut parce qu’il (elle) a été un « héros malheureux de la chasse à l’identité » [24] . Mais qui est chassé, qui est chasseur ? Deux personnages fixent Camille comme étant de sexe masculin : le médecin et le prêtre. « Son » identité sexuelle lui est assignée et signifiée par des experts. Que fait l’expert ? Il naturalise sur le corps hermaphrodite de Camille les exigences de la société ; il faut être d’un sexe ou d’un autre. Pour Camille, ce sera le sexe masculin. Exclu(e) de son refuge par la révélation de cette « nouvelle » identité, elle (il) en mourra.
18Le sexe comme coordonnée de l’identité n’était pas constitutif de l’identité de Camille : baignant dans un univers féminin où elle ne se sentait pas clandestine, elle s’identifiait spontanément aux femmes. Le contexte définissait son ipséité. C’est l’expertise, prise dans le discours positiviste et scientiste de la fin du xixe siècle, qui l’inscrit dans l’idem du genre masculin. Le jeu entre genre et sexe, dont précisément jouent toutes les personnes qui refusent l’assignation à un sexe, implique une contrainte sociale sans laquelle il n’y aurait pas de jeu. Cette contrainte, c’est la norme. En ce qui concerne les cas d’hermaphrodisme ou de comportement « transgenre », la norme est une hétéronormativité dont Judith Butler montre qu’elle ne fonctionne jamais complètement : loi obligatoire, elle est aussi « comédie inévitable ».
Norme et genre
19Cette dimension de la norme, implicite dans le discours d’Aristophane, c’est-à-dire portée par des dieux jaloux et arbitraires, n’affleure pas dans la lecture de Levinas, qui ne veut retenir de l’androgyne sectionné que le désir de fusion dévoré par la nostalgie de l’unité perdue. Cette ligne de commentaire s’intéresse assez peu à la question anthropologique du genre, centrale dans la recherche de Judith Butler et, auparavant, de Michel Foucault. L’une et l’autre, avec la distance critique apportée par Judith Butler, font intervenir ce dont ni le mythe ni son commentaire métaphysique ne faisaient mention : la dimension historique construite. On peut donc suivre les avatars de l’Androgyne du mythe à la réalité empirique et aux jeux sur sexe et genre, dans la perspective d’une histoire générale des normes (Foucault), orientée vers l’action pour une reconnaissance (Judith Butler). Mais on peut aussi inscrire ces avatars dans une réflexion sur l’identité, dont le champ s’étend bien au-delà de la marque sexuée. Le mythe de la bisexualité originaire demeure un fantasme de fusion qui, s’il aimante l’attirance pour l’un ou l’autre sexe, reste principalement hanté par une nostalgie de l’Un idéaliste et par là potentiellement dangereuse. Enfin, c’est encore à Levinas que l’on peut revenir : « Le sexe n’est pas une différence spécifique quelconque. Il se situe à côté de la division logique en genres et en espèces. Cette division n’arrive certes jamais à rejoindre un contenu empirique. Mais ce n’est pas dans ce sens-là qu’elle ne permet pas de rendre compte de la différence des sexes. La différence des sexes est une structure formelle, mais qui découpe la réalité dans un autre sens et conditionne la possibilité même de la réalité comme multiple, contre l’unité de l’être proclamée par Parménide. » [25]
Notes
- [1]Aristote Catégories (2b 7) traduit par Frédérique Hildefonse et Jean Lallot, Paris, Seuil, 2002.
- [2]Aristote, op. cit., 3b 10.
- [3]Judith Butler, Trouble dans le genre, le féminisme et la subversion de l’identité traduit par Cynthia Kraus, Paris, La Découverte 2005 (édition originale américaine 1990), p. 275.
- [4]Judith Butler, Ibid., p. 275.
- [5]Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Le Seuil, 1998, p. 141.
- [6]Michel Foucault, Herculine Babin dite Alexina B. « Les vies parallèles », Paris, Gallimard, 1978. À compléter par la lecture de la préface de Michel Foucault à l’édition américaine in Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, t. 4, p. 115-123.
- [7]Platon, Le Banquet, texte établi et traduit par Léon Robin, Paris, Les Belles-Lettres, 1929.
- [8]Pour la datation du dialogue, voir l’article de Luc Brisson, « L’enracinement de la philosophie dans la tradition », in Cahier d’études lévinassiennes, no 9, 2010.
- [9]Joséphin Péladan, De l’androgyne, Paris, Allia, 2010, édition originale, 1891.
- [10]R. Joseph Gikatila, Le Secret du mariage de David et Bethsabée, texte hébreu traduit et présenté par Charles Mopsik, Paris, L’Éclat, 1994.
- [11]R. Joseph Gikatila, Ibid., p. 50.
- [12]R. Joseph Gikatila, Ibid., p. 45-46.
- [13]Luc Brisson, Neutrum utrumque. « La bisexualité dans l’antiquité gréco-romaine », in L’Androgyne, Cahiers de l’hermétisme, Paris, Albin Michel, 1986, p. 31-61.
- [14]Certains l’aiment chaud.
- [15]Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 1965.
- [16]Emmanuel Levinas, Ibid., p. 244-247.
- [17]Emmanuel Levinas, Ibid., p. 233.
- [18]Emmanuel Levinas, Le Temps et l’Autre, Paris, puf, 1983.
- [19]Emmanuel Levinas, Ibid., p. 88.
- [20]Emmanuel Levinas, Ibid., p. 89.
- [21]Emmanuel Levinas, Ibid., p. 89.
- [22]En français, le mot « limbes » est masculin. Judith Butler n’a pas manqué de relever ce lapsus sur le genre grammatical.
- [23]Michel Foucault, Dits et Ecrits (1954-1988) Tome 4, Paris, Gallimard, 1994.En ligne
- [24]Michel Foucault, Ibid., p. 119.En ligne
- [25]Emmanuel Levinas, Le Temps et l’Autre, op. cit., p. 77-78.