#Histoire #poète #Grece #philosophie
"Pour un père, il n'est rien de plus doux qu'une fille ; l'âme d'un fils est plus haute, mais moins tendre et caressante"
-Euripide
Poète tragique grec (Salamine 480-Pella, Macédoine, 406 avant J.-C.) .
D'après la tradition, Euripide serait né le jour même de la bataille de Salamine. Fils de petites gens- à en croire la malignité des poètes comiques, son père était boutiquier ou cabaretier, et sa mère marchande de légumes-, il reçoit une éducation soignée et suit les leçons du philosophe Anaxagore et des sophistes, tels Protagoras et Prodicos. En 455 avant J.-C., il présente au concours tragique sa première pièce, les Péliades, et obtient le troisième rang. Dès lors il se consacre tout entier au théâtre. Mais le public boude ses drames, et ce n'est qu'à près de quarante ans qu'il remporte sa première victoire (il sera cinq fois seulement couronné vainqueur, ce qui est peu en regard d'Eschyle ou de Sophocle). Malheureux en ménage, Euripide n'a pas l'humeur enjouée, et l'insuccès répété de ses pièces l'aigrit. Aussi cet homme peu sociable vit-il solitaire, préférant le calme de sa bibliothèque à l'exercice des fonctions publiques. Vers la fin de sa vie, il quitte Athènes pour émigrer en Macédoine à la cour du roi Archélaos, où il est accueilli avec égards. Il y meurt, peut-être des suites d'un accident, à l'âge de soixante-quinze ans.
Conception de la tragédie
Euripide est loin d'avoir la rigueur dramatique de ses prédécesseurs. Il y a chez lui une tendance à la facilité et des complaisances étrangères au génie propre d'Eschyle et de Sophocle. On lui a souvent reproché un souci trop évident de l'actualité, qui l'amène à des fautes de ton, tout en affaiblissant la portée de son théâtre. On lui a fait grief de ses prologues, dans lesquels un dieu ou un héros viennent raconter la pièce (Alceste, Hippolyte, Hécube ou Ion) ; on a critiqué ses dénouements, où, trop souvent, une divinité, par son heureuse intervention, permet aux personnages de sortir d'une situation embarrassante (Andromaque , Iphigénie en Tauride, Hélène , Oreste). Au dépouillement de l'art sophocléen se substitue l'ingéniosité : stratagèmes, ruses, expédients, reconnaissances sont monnaie courante dans l'œuvre, même dans les tragédies les plus fortes (ainsi l'arrivée opportune d'Égée dans Médée). L'exploitation et le perfectionnement de ces procédés aboutiront à l'intrigue : malheureusement trop d'analyses et d'argumentations, trop de tirades morales ou philosophiques, qui trahissent la présence du poète, gâtent l'adresse de ces combinaisons, accusent ce qu'elles peuvent avoir d'artificiel ou finissent souvent par totalement dissiper l'illusion dramatique.
Alors que, chez Sophocle, on relève la permanence d'un thème identique (la volonté d'un être d'accomplir son destin), il est malaisé de découvrir chez Euripide la même unité. Sur le canevas de la légende, le poète brode des épisodes, des scènes diverses qui sont le fruit de son imagination ou de sa sensibilité, scènes touchantes, mais aussi parfois gratuites. De là la complication de l'intrigue ou son invraisemblance : la donnée irréelle et chimérique d'Hélène , par exemple, débouche sur des incidents peu plausibles, et bien romanesques apparaissent les circonstances de l'enlèvement d'Hélène et d'Hermione (Oreste), les aventures d'Oreste et de Pylade (Iphigénie en Tauride), les habiletés d'Ion. En fait, la tragédie d'Euripide naît moins de la nature profonde des personnages que des péripéties de l'action ; des scènes entières ne découlent pas de la logique des caractères, mais offrent une succession d'événements généralement pathétiques : des pièces aussi achevées qu'Hécube, Hippolyte et Iphigénie à Aulis montrent bien cette façon de faire, pour autant qu'elles abondent en situations émouvantes qui ne procèdent pas d'une nécessité intime. À cet égard, les Troyennes sont un cas limite : cette œuvre n'est qu'une suite de tableaux dramatiques. À l'opposé, une tragédie, une seule et peut-être la plus admirable, échappe à cette conception : Médée, dont toute l'action repose sur la passion de l'héroïne.
Le plus tragique des poètes
Dans sa Poétique (13), Aristote, tout en faisant des réserves sur la conduite de ses drames, appelle Euripide « le plus tragique des poètes » pour ses effets de terreur et de pitié. Plusieurs récits sont d'une violence saisissante, tels ceux des derniers moments d'Hippolyte (Hippolyte, 1197 sq.), de l'horrible fin de Créüse et de Créon (Médée, 1156 sq.), du meurtre de Néoptolème (Andromaque , 1085 sq.), du supplice de Penthée (les Bacchantes, 1063 sq.). Ces scènes, grâce à la transposition de l'art, ont leur valeur par elles-mêmes et sont plus que des hors-d'œuvre dramatiques. Il y a en effet chez Euripide un don de la vision, une précision étrange dans le détail qui s'apparentent aux imaginations des plus grands peintres. Le poète sait, mieux que quiconque, décrire le délire des âmes et des corps, que ce soit la folie d'Héraclès (Héraclès furieux), l'égarement d'Agavé (les Bacchantes), les hallucinations d'Oreste traqué par les Érinyes (Oreste) ou les transports de Cassandre vaticinant sous les murs de Troie (les Troyennes). Spontanément, il trouve les mots capables de traduire la douleur physique et d'évoquer les altérations de la chair qui naissent des déchirements du cœur : « À travers ma tête passent des élancements douloureux ; en mon cerveau se déchaînent les spasmes », gémit Hippolyte ; « Soulevez mon corps, redressez ma tête. Je sens brisées les articulations de mes pauvres membres », soupire Phèdre (Hippolyte, 1351 ; et 198-199). Cette présence sur la scène de l'être souffrant atteint une vérité et une intensité sans égales.
Tout aussi pathétiques, mais dans un autre registre, celui de la pitié, sont les accents qu'Euripide prête à ses personnages lorsqu'il laisse la place aux cris qui jaillissent du plus profond du cœur. Médée défaille à la pensée de tuer ses propres enfants. L'amour maternel est à la fois émoi de la chair et trouble de l'instinct : « Ô main bien-aimée, lèvres bien-aimées et nobles traits de mes enfants. […] Ô douce étreinte, tendre peau, suave haleine de mes enfants ! » (Médée , 1071-1075) ; Andromaque, à qui l'on vient arracher son fils, use des mêmes mots : « Ô mon enfant, tu pleures ? Sens-tu donc tes maux ? Pourquoi, les mains crispées sur moi, t'attaches-tu à mes vêtements et comme un poussin te jettes-tu sous mes ailes ? […] Ô mon tout-petit que j'aimais tant à presser dans mes bras ! Ô parfum si doux de ton corps […]. » (les Troyennes, 749-758). On pense aussi à Hécube se jetant aux pieds d'Ulysse pour implorer la grâce de Polyxène (Hécube). La sensibilité d'Euripide trouve également un sujet de prédilection dans le thème du sacrifice. D'exquises figures jalonnent l'œuvre : Iphigénie au dévouement héroïque (Iphigénie à Aulis), Polyxène (« Ne m'arrache pas des pleurs de regret : mourir est ce qui peut m'arriver de meilleur » [Hécube, 214-215]), Alceste, dont les derniers adieux à la vie et à son époux émeuvent par leur dignité (Alceste). La délicatesse des sentiments exprimés rend encore plus sensible la cruauté de la légende, support de l'action, mais aussi matière à de touchants développements.
Un théâtre de l'instinct
Quels sont ces êtres que nous voyons vivre devant nous, avec leurs haines et leurs amours, leurs souffrances et leurs angoisses ? Peut-on, comme chez Sophocle, apercevoir à travers ce théâtre une identité des caractères ? Euripide crée-t-il un type de personnage toujours le même, quelle que soit la tragédie ? Loin d'avoir la profondeur des héros sophocléens, chez qui tout tourne autour d'une volonté forte, du désir d'aller jusqu'au bout d'eux-mêmes, les protagonistes d'Euripide se présentent comme mus par des instincts, par des pulsions. Et c'est là l'essentielle nouveauté de cette œuvre : au lieu de mettre en scène des individus exceptionnels, prisonniers de leur intransigeance, le poète vise à l'expression la plus naturelle des grands mouvements de l'âme. Il est l'interprète des contradictions du cœur, des élans irréfléchis, des sentiments obscurs et secrets qui, soudain, débouchent sur des paroles et sur des actes. Tentative pour exprimer l'indicible, pour dévoiler les zones d'ombre de la conscience, pour suggérer les palpitations et les troubles cachés qui agitent chacun de nous ? La résonance moderne de ces tendances explique peut-être la pérennité de ces tragédies.
Ainsi Phèdre, victime d'un impossible amour, Phèdre aux traits ravagés. « Mes mains sont pures ; c'est mon cœur qui est souillé » (Hippolyte, 317) : sentiment d'une faute, poignant conflit entre une passion folle et la volonté de n'y pas céder, lutte épuisante contre la tentation d'un aveu, tout cela aboutit à la ruine d'un corps et d'une âme. « Elle s'est montrée vertueuse, sans pouvoir l'être », dira magnifiquement Hippolyte à Thésée- cet Hippolyte lui-même en dehors de la vie (Thésée : « Tu t'es exercé au culte de toi-même », 1080). Ainsi Médée, amante délaissée qui, pour se venger, est prête à sacrifier ce qu'elle a de plus cher, ses enfants : « La passion l'emporte sur mes résolutions » (Médée, 1079), dramatique combat de l'orgueil et de l'amour. Chez Phèdre comme chez Médée, Euripide fait surgir ce qu'il y a de plus profond dans l'être : les tumultes de l'instinct. Disons que les personnages gagnent en humanité et en vérité ce qu'ils perdent en grandeur. Sans doute l'Électre du poète a-t-elle moins de force que l'Électre des Choéphores d'Eschyle ou l'Électre de Sophocle. Au moins les héros du théâtre d'Euripide restent, pour la plupart, proches de nous.
« Les Bacchantes », testament d'Euripide ?
Écrites en Macédoine les Bacchantes sont, avec Iphigénie à Aulis, la dernière pièce du poète. Cette tragédie sacrée, outre les problèmes qu'elle soulève, a une hauteur d'inspiration et une élévation spirituelle uniques dans la tragédie grecque. Ses données sont simples en apparence : Penthée, roi de Thèbes, est châtié pour avoir refusé, au nom de la raison humaine et de la raison d'État, les mystères de Dionysos. En vain il a cherché à s'emparer par la force de la personne du dieu. Sa fatale obstination le conduit à être déchiré par les Bacchantes et entraînera la ruine du peuple thébain.
On s'interroge toujours sur le sens de cette œuvre, où les visions d'horreur alternent avec des tableaux d'une suavité incomparable. On y a vu une nouvelle manifestation du rationalisme irréligieux d'Euripide : comment ce dieu, présenté d'abord comme un sauveur, peut-il cruellement punir qui repousse son culte ? N'est-ce pas déjà l'illustration du vers de Lucrèce « Tant la religion a pu conseiller de crimes » (De natura rerum, livre I, vers 101) ? La folie sanguinaire des Bacchantes, les prophéties de Dionysos (« Je ne cacherai pas les fléaux que ce peuple devra subir […] », 1668) sont horribles et iniques. La conclusion du poète n'est-elle pas « Dans leurs ressentiments les dieux ne doivent pas ressembler aux mortels » (1348) ? Nombreux sont, en revanche, les partisans d'une tragédie d'inspiration essentiellement religieuse et même d'une « conversion » d'Euripide. Les premiers écrivains chrétiens avaient été frappés par le souffle mystique des Bacchantes ils se sont nourris de sa lecture, ont emprunté des passages, ont relevé des vers qui s'accordaient à leur foi. « J'ai pris l'apparence mortelle et changé mon aspect divin du corps d'un homme », s'écrie Dionysos (53-54), et Tirésias use de la formule eucharistique : « Ce Dieu, tout Dieu qu'il est, coule en offrande aux dieux » (284). En fait, cette divinité implacable et terrible ressemble plus au Dieu de l'Ancien Testament qu'à celui du Nouveau.
Les ultimes croyances d'Euripide au seuil de la mort finalement nous échappent. Contentons-nous de supposer que le chœur, dans ses admirables parties lyriques, exprime les convictions intimes du poète. Il est une forme suprême de la sagesse proche de l'extase : « Heureux l'homme fortuné, instruit du divin mystère, qui, sanctifiant sa vie, se fait l'âme d'un fervent ! » (72-75). La vraie sagesse, cette folie supérieure, est d'être disponible aux appels du surnaturel et de se fondre en lui : « Que ma vie s'écoule vers la beauté, que jour et nuit, dans la pureté, avec piété, j'adore les dieux, rejetant les pratiques contraires à la justice » (1007-1010). Appliquons-nous à atteindre une sorte de naïveté fondamentale, car le dieu « hait celui dont le désir n'est point, dans la clarté du jour, dans la douceur des nuits, de goûter le bonheur et de vivre, de tenir, en sage, son cœur et son esprit bien loin des mortels trop subtils » (424-428). Bienheureux les cœurs purs, bienheureux les cœurs simples : seuls ils parviendront à la paix de l'âme, à la béatitude, même si « la puissance divine se meut avec lenteur ; mais elle est infaillible ». Dernière pièce d'Euripide qui soit parvenue jusqu'à nous, les Bacchantes, en dépit de scènes atroces, invitent ainsi à une radieuse félicité.
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