Quand
les cerveaux sortent la plume
L'étranger littéraire comme miroir
disciplinaire
par Jacques Bellezit
Quel
est le point commun qui existe entre un Huron et un Martien? Non ce
n'est pas une tentative d'humour de la part de l'auteur de ces lignes (dont certains
vous diront qu'il en est coutumier) mais une question véritable.
La réponse est simple : tous
deux incarnent la figure de l'Etranger confronté et plongé dans un monde
inconnu. A ce titre quels meilleurs alliés pour l'écrivain qui cherche par essence
à écrire celui qui l'entoure?
Ainsi VOLTAIRE en 1767 utilise
t-il dans l'”Ingénu”, la figure d'un Huron originaire du Canada pour critiquer
la société de son temps. MONTESQUIEU utilise également le prétexte du caractère
étranger des “Lettres Persanes” pour contourner la censure.
Dans un registre plus
poétique, l'auteur britannique Craig RAINE fondait dans les années 1970-1980 le
courant de la “Martian Poetry” aux cotés de ses collègues Martin AMIS et
Christopher REID.
Le poème le plus connu de
RAINE est “ A Martian
Sends a Postcard Home” ou l'auteur nous
expose la vision d'un Martien décrivant la réalité du quotidien terrestre et
des objets qui s'y trouvent.
Ainsi dans les yeux de
cet ALF qui ne mange aucun chat (Tu peux revenir Minouche!), les objets les
plus communs se trouvent métaphorisés et nous invitent à adopter un autre
regard sur le quotidien, loin d'un surréalisme délirant et déconstructionniste
qui, poussé à l'extrême tout feu tout flamme, fait pourtant florès aujourd'hui
dans certains milieux (Je te vois, Antonin ARTAUD! Jacques DERRIDA aussi!).
Mais quelle ne fut alors pas
ma surprise de voir que ce procédé littéraire utilisé comme exercice de style
en droit?
En effet, la figure du Huron a
été employée sous la plume du grand juriste Jean RIVERO pour procéder dans un
article célèbre de 1962 à des “réflexions naïves
sur le Recours pour Excès de Pouvoir “[1], sur le droit du contentieux
administratif français.
Ma
surprise fut alors d'autant plus grande de voir, en cherchant des informations
sur le poème de RAINE, qu'un distingué médecin du Royal
Australasian College of Physicians, le Docteur Jason WARREN, fit
paraitre en 2004, dans le Journal of the Royal Society of Medecine, une “autre carte postale” d'un Martien,
traitant des institutions et de la pratique médicales avec la naiveté
(complice?) d'un visiteur d'Outre-Monde.[2]
Fichtre, des matières aussi
sérieuses et austères dans leur étude que le droit et la médecine laisseraient
ils du temps à leurs practiciens de se livrer à des occupations aussi futiles
que de faire de la littérature?!
Peut être parce qu'aujourd'hui, dans notre village planétaire ou nous avons tous l'illusion de nous connaitre et d'être spécialisés (coucou la crise sanitaire actuelle qui fait fleurir en France des millions d'infectiologues 2.0), ce genre de rencontre est pour le moins étrange.
Cependant ne soyons pas pessimistes : de l'analyse médicale de l'alcoolisme de James Bond[3] à celle, juridique, des enjeux de contes de fées[4] en passant par celle d'un dessin animé[5]; ces croisements et ces rencontres interdisciplinaires sont de plus en plus fréquents.
Espérons que la figure de l'étranger (du “bon sauvage”?), découvrant un monde inconnu avec des yeux naifs, pourra elle trouver pleinement sa place dans ces futures rencontres disciplinaires, car cela voudra dire qu'il y a (encore?) une capacité à s'émerveiller et à s'étonner.
[1] Jean RIVERO, « Le Huron au Palais Royal ou réflexions naïves sur le recours pour excès de pouvoir », D.1962. Chron
[2]Warren, Jason. “A
Martian sends another postcard home.” Journal of the Royal Society of
Medicine vol. 97,3 (2004):
143–144.
[3]Graham Johnson, Indra Neil Guha et Patrick Davies, « Were
James Bond’s drinks shaken because of alcohol induced tremor ? », British Medical Journal, 12 décembre 2013 (DOI 10.1136/bmj.f7255)
[4] Travers de Faultrier, Sandra. « Il était une fois... Analyse juridique des contes de fées, Marine
Ranouil et Nicolas Dissaux, Dalloz, 2018 », Les Cahiers de la Justice, vol. 2, no. 2, 2019, pp. 377-379.
[5]Jacques Bellezit, ' Représentations d’institutions juridiques dans un dessin animé jeunesse, L’exemple de “Famille Pirate” ' : Revue générale du droit on line, 2019, numéro 50542
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