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Les chants I à III de Inferno - l'enfer de Danté

La Rédaction
Inutile de présenter Dante. Ses traductions sont innombrables; la version ci-dessous est en vers. C’est le travail d’un homme de lettres du XIXe siècle, Louis Ratisbonne, qui ne réussit pas vraiment à percer dans notre littérature et écrivit surtout pour les enfants. Son œuvre majeure s’intitule La Comédie enfantine, en vers.

Qui a dit : « sans être poète, on ne peut traduire un autre poète ? »

Au sujet de cette traduction de L’Enfer, couronnée par l’Académie Française, voici ce qu’en disait un grand poète français : Lamartine.

« Un autre jeune traducteur de la Divine Comédie tente en ce moment une œuvre mille fois plus difficile, et, chose plus étonnante encore, il y réussit.

» Nous voulons parler de la traduction de la Divine Comédie en vers français, par M. Louis Ratisbonne.

» Malgré le prodigieux effort de talent et de langue nécessaire pour traduire un poète en vers, M. Louis Ratisbonne n'a pas seulement rendu le sens, il a rendu la forme, la couleur, l'accent, le son. Il a communiqué au mètre français la vibration du mètre toscan ; il a transformé, à force d'art, la période poétique française en tercets du Dante. Ce chef-d'œuvre de vigueur et d'adresse dans le jeune écrivain est tout à la fois un chef-d'œuvre d'intelligence dans son modèle.

» M. Louis Ratisbonne rappelle la traduction, jusqu'ici inimitable, des Géorgiques de Virgile par l'abbé Delille[1] ; mais le Dante, poète abrupte, étrange, sauvage et mystique tout ensemble, est mille fois plus inaccessible à la traduction que Virgile. La lumière se réfléchit mieux que les ténèbres dans le miroir de l'esprit humain comme dans le miroir de l'Océan. Le vers de M. Ratisbonne roule, avec un bruit latin, dans la langue française, les blocs, les rochers et jusqu'au limon de ce torrent de l'Apennin toscan qu'on entend bruire dans les vers du Dante. »

***

Louis Ratisbonne avait 25 ans quand il publia sa traduction, d’où l’appellation de « jeune traducteur » utilisée par Lamartine.

La version numérisée ici est une quatrième édition ; elle ne diffère de la traduction d’origine que par quelques vers, le traducteur ayant cherché l’amélioration.

Peu de notes ont été ajoutées à celles du traducteur.


 DANTE L'ENFER

ARGUMENT DU CHANT Ier

Dante, égaré dans une forêt obscure, s'efforce, pour en sortir, de gravir une colline lumineuse. Une panthère, un lion, une louve, s'opposent tour à tour à son passage et lui font rebrousser chemin. Paraît Virgile, qui le persuade, pour échapper à ces périls, de visiter les royaumes éternels. Il offre de le conduire lui-même dans l'Enfer et dans le Purgatoire, et Béatrix lui montrera le Paradis.

CHANT PREMIER

C'était à la moitié du trajet de la vie;
Je me trouvais au fond d'un bois sans éclaircie,
Comme le droit chemin était perdu pour moi.

Ah ! que la retracer est un pénible ouvrage,
Cette forêt épaisse, âpre à l'œil et sauvage,
Et dont le seul penser réveille mon effroi !

Tâche amère ! la mort est plus cruelle à peine;
Mais puisque j'y trouvai le bien après la peine,
Je dirai tous les maux dont j'y fus attristé.

Je ne sais plus comment j'entrai dans ce bois sombre,
Tant pesait sur mes yeux le sommeil chargé d'ombre,
Lorsque du vrai chemin je m'étais écarté.

Mais comme j'atteignais le pied d'une colline,
Au point où la vallée obscure se termine,
Qui d'un si grand effroi m'avait poigné le cœur,

Je levai mes regards : sur son épaule altière
Le mont portait déjà le manteau de lumière
De l'astre qui partout guide le voyageur.

Alors fut apaisée en mon âme inquiète,
Dans le lac agité de mon cœur, la tempête
Que cette affreuse nuit avait fait y gronder.

Et tel un malheureux échappé du naufrage,
Sorti tout haletant de la mer au rivage,
Se retourne en tremblant et reste à regarder;

A peine de mes sens je recouvrais l'usage,
Je me tournais pour voir encore ce passage
D'où personne jamais n'est revenu vivant.

Après quelques instants d'un repos salutaire,
Je me pris à gravir la pente solitaire,
Le pied ferme en arrière et le corps en avant.

Voici que sur ma route à peine commencée
Une panthère accourt, svelte, agile, élancée ;
D'un pelage changeant son corps était couvert.

Et loin de s'effrayer devant l'humain visage,
Cet animal si bien me barrait le passage,
Que je fus près vingt fois de rentrer au désert.

Cependant c'était l'heure où le ciel perd ses voiles;
Le soleil y montait escorté des étoiles
Dont le divin Amour se plut à l'entourer

Alors qu'il anima toutes ces belles choses ;
C'était l'aube du jour et la saison des roses,
Et tout, dedans mon cœur, me disait d'espérer.

Mais après la panthère à la robe éclatante,
Un obstacle nouveau me saisit d'épouvante,
J'avais vu tout à coup apparaître un lion.

Il paraissait venir sur moi tout plein de rage.
Tête levée, et l'air, comme par un orage,
Semblait trembler lui-même à cette vision.

Et puis c'est une louve affamée et qui semble
Porter sous sa maigreur tous les désirs ensemble.
Déjà de bien des gens elle fit le malheur.

Alors je fus frappé d'une torpeur mortelle ;
La terreur que lançaient ses regards était telle
Que je perdis l'espoir d'atteindre la hauteur.

Et semblable à celui qui gagne et qui rayonne,
Et puis, vienne le temps où le gain l'abandonne,
Dans les pleurs il se noie et reste consterné ;

Ainsi, voyant la bête aux approches funèbres
Me replonger aux lieux de muettes ténèbres,
Mon courage et ma foi m'avaient abandonné.

Déjà je retombais dans le val, quand s'avance
Quelqu'un qui paraissait dans un trop long silence
Avoir comme brisé les cordes de sa voix.

Dès que je l'aperçus : « Prends pitié de ma peine,
Qui que tu sois, criai-je, homme ou bien ombre vaine,
Dans ce désert immense où perdu tu me vois ! »

— « Homme je ne le suis, car j'ai cessé de l'être, »
Répondit-il ; « Mantoue autrefois m'a vu naître,
De parents mantouans et lombards comme moi.

Je naquis sous César, avant sa tyrannie,
Et Rome sous Auguste a vu couler ma vie
Dans le temps où régnaient les dieux faux et sans foi.

Poète, j'ai chanté ce pieux fils d'Anchise,
Venu de Troie après que la ville fut prise
Et de ses fiers remparts vit s'écrouler l'honneur.

Mais toi, pourquoi rentrer dans ce lieu de détresse?
Pourquoi ne pas gravir la pente enchanteresse
Principe de tout bien, chemin de tout bonheur? »

« Tu serais, » répondis-je en inclinant la tête,
 « Se peut-il? Tu serais Virgile, ce poète
Qui répand l'harmonie à si larges torrents?

O toi, gloire et flambeau des chantres de la terre,
Compte-moi cet amour et cette étude austère
Qui m'ont tenu courbé sur tes vers si longtemps !

C'est toi mon maître, toi mon unique modèle ;
C'est de toi que j'ai pris en disciple fidèle
Ce beau style puissant dont on m'a fait honneur.

Je fuis, tu le vois bien, cette bête sauvage.
Aide-moi, défends-moi contre elle, illustre sage !
Elle me fait trembler les veines et le cœur. »

— « Si tu prétends sortir de ce bois plein d'alarmes, »
Répondit-il, voyant que je versais des larmes,
« Dans un autre chemin il faut porter tes pas.

La bête qui te fait crier, quand sur sa voie
Quelqu'un vient à passer, est sûre de sa proie,
Et sans l'avoir tué ne l'abandonne pas.

Malfaisante et livrée aux fureurs homicides,
Rien n'assouvit jamais ses appétits avides ;
Sa pâture l'affame au lieu de la nourrir.

A beaucoup d'animaux elle s'accouple immonde,
Et doit d'autres hymens souiller encor le monde ;
Mais le grand Chien[2]viendra qui la fera mourir.

Celui-là, dédaignant la terre et la richesse,
Se nourrira d'amour, de vertu, de sagesse.
Il recevra le jour entre Feltre et Feltro.

Il sera le sauveur de cette humble Italie
Pour laquelle ont versé leur sang, donné leur vie
La Camille, Turnus, Nisus, tant de héros.

Il poursuivra le monstre affreux de ville en ville,
Et le replongera dans l'Enfer son asile,
D'où l'a jeté l'Envie au milieu des mortels.

Or, si tu veux pour toi que mon penser décide,
Suis-moi ; pour te sauver, je serai, moi, ton guide.
Avec moi tu verras les séjours éternels;

Ton oreille entendra les cris sans espérance,
Les vieux mânes dolents et qui dans leur souffrance
Appellent à grands cris une seconde mort ;

Et ces ombres qui sont dans le feu fortunées,
Espérant, tôt ou tard, en sortir pardonnées,
Et monter au bonheur après ce triste sort.

Vers le Ciel, leur espoir, je ne puis te conduire;
Mais une âme viendra plus digne de t'instruire :
Elle te conduira quand je t'aurai quitté.

Car le maître qui trône au sein de l'Empyrée,
Comme sa sainte loi de moi fut ignorée,
Ne veut pas que par moi l'on vienne en sa cité.

Roi du monde, là-haut est sa pompe royale,
Son sublime séjour, sa douce capitale.
Bienheureux les élus qui sont là dans ses bras ! »

Et moi je répondis : « Je t'adjure, ô poète,
Pour fuir ces grands périls qui menacent ma tête,
Par ce Dieu tout-puissant que tu ne connus pas,

Conduis-moi dans ces lieux que tu dis ; que je voie
La porte de Saint-Pierre où commence la joie,
Et ces infortunés aux douleurs asservis ! »

Il marcha sans répondre, et moi, je le suivis.[3]


 ARGUMENT DU CHANT II

Dante s'arrête : il s'inquiète des difficultés et des périls du voyage entrepris. « Pour dissiper tes craintes, lui dit Virgile, apprends qu'on s'intéresse à toi dans le Ciel. Une vierge sainte, ange de sensibilité et de clémence, voyant ton égarement, t'a recommandé à Lucie; Lucie, à son tour, s'est adressée à Béatrix, qui elle-même est venue me trouver dans les Limbes pour me prier de courir à ton secours. » Dante, rassuré, se remet en route avec plus d'ardeur sur les pas de son guide.

CHANT SECOND

Le soleil déclinait, l'air se faisait plus sombre,
Et parmi les vivants lentement avec l'ombre
Le repos descendait; seul de tous les humains

Moi je ceignais mes reins et j'armais mon courage
Pour les émotions et les maux du voyage
Que font revivre ici mes souvenirs certains.

Muse, souffle divin, prêtez-moi vos miracles !
O mon esprit, et toi, qui redis ces spectacles,
C'est là qu'en son éclat paraîtra ta grandeur !

Je parlai le premier : « Poète, mon cher guide,
Avant de m'engager dans l'abîme perfide,
Vois si tu n'as pas trop présumé de mon cœur !

Tu nous dis dans tes chants que le pieux Énée,
Quand la mort n'avait pas tranché sa destinée,
Descendit, corps charnel, dans l'immortalité.

Or, qu'il ait reçu, lui, cette faveur insigne,
Que l'ennemi du mal l'en ait estimé digne;
Prévoyant les grandeurs de sa postérité,

Notre raison l'admet sans beaucoup de surprise.
Dans les décrets du Ciel cet heureux fils d'Anchise
De Rome et de l'Empire était le fondateur :

Ville sainte à vrai dire, empire séculaire,
Fondés pour devenir plus tard le sanctuaire
Où de Pierre aujourd'hui siège le successeur.

Grâce à cette, entreprise en tes vers honorée,
Le héros entrevit sa victoire assurée
Et le manteau futur du pontife chrétien.

Plus tard un saint apôtre accomplit ce voyage :
Il devait rapporter de son pèlerinage
Un confort pour la Foi, notre divin soutien.

Mais cette grâce, à moi, qui me l'aurait donnée?
Je ne suis pas saint Paul, je ne suis pas Énée.
Qui croira ma vertu digne d'un si grand prix ?

Et comme eux si là-bas je vais sur ta parole,
N'aurai-je pas risqué tentative bien folle ?
Mieux que je n'ai parlé, sage, tu m'as compris. »

Comme un homme incertain qui s'avance et recule,
Voulait et ne veut plus, et, cédant au scrupule,
Rejette son projet ardemment embrassé ;

Ainsi je m'arrêtai sur cette pente obscure;
Pensif, je devançais la fin de l'aventure,
Et regrettais déjà le chemin commencé.

— « Si je t'ai bien compris, homme pusillanime,
La peur, » me répondit cette ombre magnanime, «
La peur vient de souiller ton élan courageux :

Des grandes actions chimérique barrière,
Ombre qui fait souvent tourner l'homme en arrière
Et l'arrête, semblable au cheval ombrageux.

Mais afin de chasser de ton cœur cette crainte,
Je te dirai pourquoi j'accourus à ta plainte
Et quelle voix d'abord sut m'émouvoir pour toi.

Aux limbes en suspens j'errais, lorsque m'appelle
Une sainte du Ciel bienheureuse et si belle ;
Que je la conjurai de me dicter sa loi.

Ses yeux resplendissaient mieux que l'étoile pure,
Et sa voix s'échappa douce comme un murmure,
Angélique, et parlant un langage du Ciel :

« O cygne de Mantoue, âme noble ! » dit-elle,
« Dont le monde a gardé la mémoire fidèle,
Et qui vivras autant que le monde mortel !

A l’ami de mon cœur la fortune est contraire,
Tandis qu'il gravissait la pente solitaire,
Devant mille périls, de terreur il a fui.

Il se perd, et j'ai peur, tant mon angoisse est vive,
Que ma protection ne se lève tardive ;
Ce qu'on m'a dit au Ciel m'a fait trembler pour lui.

Va donc, avec l'appui de ta noble parole,

Avec tout ce qui peut le sauver, va, cours, vole,

Pour assister cette âme et pour me consoler.

Je suis la Béatrix, moi, celle qui t'envoie;
J’arrive d'un séjour où je rentre avec joie
C’est l'amour qui m'amène et qui me fait parler.

Et retour vers mon Dieu, moi qui suis de ses anges,
Souvent je lui dirai ton nom dans mes louanges. »
Alors elle se tut, et moi je repartis :

O dame de vertu, par qui l'espèce humaine
Sur les êtres créés s'élève en souveraine
Dans le ciel de la lune aux cercles plus petits[4]!

Si doux est d'obéir lorsque ta voix commande,
Qu'on se trouve en retard, même avant la demande !
Va, tu n'as plus besoin de m'ouvrir tes désirs.

Mais dis-moi seulement comment tu peux sans crainte
descendre jusqu'ici dans cette basse enceinte
De ce Ciel où déjà remontent tes soupirs? »

— « Eh bien, en peu de mots, puisqu'il faut te l'apprendre,
Dit-elle, tu sauras pourquoi j'ai pu descendre
Dans ces lieux ténébreux où j'entre sans frayeur.

Pour qui s'expose au mal, il est permis de craindre ;
Mais lorsque nul danger ne pourrait nous atteindre,
Pourquoi s'embarrasser d'une vaine terreur?

Telle me fit de Dieu la faveur adorable,
Qu'à toutes vos douleurs je suis invulnérable.
Je marche parmi vous, insensible à ce feu.

Une vierge est au Ciel, clémente et qui s'alarme
Des maux où je t'envoie, et souvent d'une larme
Brise un décret sévère entre les mains de Dieu.

C'est elle qui d'abord vint supplier Lucie :
« Ton fidèle servant s'égare dans la vie, »
Dit-elle, « et je le fie à ton soin maternel. »

Et Lucie à son tour par la pitié touchée
S'est levée et de moi bientôt s'est approchée
A la place où je trône à côté de Rachel.[5]

« O louange de Dieu, Béatrix ! » me dit-elle,
Ne défendras-tu pas cet amant si fidèle
Qui se fit glorieux pour te sembler plus cher?

Vois-tu pas son angoisse? Es-tu sourde à ses plaintes?
Il lutte, il se débat en proie à mille craintes
Sur des flots plus troublés que la plus sombre mer. »

Jamais homme au bonheur n'a couru plus rapide;
Nul au monde pour fuir d'une main homicide
N'a volé comme moi, ces mots à peine ouïs.

De mon trône de joie ici je suis venue
Me fiant à ta voix éloquente et connue,
Ton honneur, et l'honneur de ceux qu'elle a ravis.[6] »

Tandis qu'elle achevait ce récit plein de charmes,
Elle tournait sur moi des yeux brillants de larmes
Comme pour me prier de hâter mon départ.

Je suis venu docile à cette voix divine ;
Une louve fermait à tes pas la colline :
Elle n'est plus, j'en ai délivré ton regard.

Qu'est-ce donc? Et pourquoi demeurer immobile?
Et nourrir plus longtemps une crainte trop vile?
Pourquoi ne pas avoir le courage et l'ardeur,

Quand trois femmes, au Ciel où chacune est bénie,
Ont souci de ton sort et protègent ta vie,
Et quand ma voix à moi te promet le bonheur? »

Sous le froid de la nuit comme une fleur se penche
Abattue et fermée, et, vienne l'aube blanche,
Se dresse sur sa tige et s'ouvre en souriant,

Ainsi je relevai le courage en mon âme;
Je me sentis repris d'une vaillante flamme,
Et d'un ton résolu je dis en m'écriant :

« Toi qui m'as secouru, dans le Ciel sois bénie !
Et toi-même par qui sa voix fut obéie,
Qui si vite exauças sa douce volonté !

Déjà par le pouvoir de ta parole aimée
D'une nouvelle ardeur mon âme est enflammée;
Je brûle d'accomplir le projet redouté.

Va, notre volonté désormais est la même :
Sois mon seigneur, mon guide et mon maître suprême. »
Je me tais; — aussitôt il marche, et tous les deux

Nous entrons au chemin sauvage et tortueux.


 ARGUMENT DU CHANT III

Dante arrive avec Virgile à la porte de l'Enfer. Après en avoir lu l'inscription terrible, il entre. Dès les premiers pas, en quelque sorte dans les corridors de l'Enfer, dont les abîmes leur sont fermés comme le Ciel, il rencontre les âmes de ces hommes également incapables de bien et de mal, qui ont tenu leur existence neutre et lâche à l'écart de tous les partis, loin de tous les périls. Dans ce lieu de leur abjection, ils courent à la suite d'un étendard importé dans un tourbillon. Des insectes les harcèlent, et les vers loi vent à leurs pieds le sang qui coule des piqûres. — Dante arrive ensuite au bord de l'Achéron, où il trouve le nocher Caron et les âmes qui traversent le fleuve dans sa nacelle. Succombant à tant d'émotions, il tombe et s'endort.

CHANT TROISIÈME

« C'est par moi que l'on va dans la cité plaintive :
« C'est par moi qu'aux tourments éternels on arrive :
« C'est par moi qu'on arrive à l'infernal séjour.

« La Justice divine a voulu ma naissance;
« L'être me fut donné par la Toute-Puissance,
« La suprême Sagesse et le premier Amour.

« Rien ne fut avant moi que choses éternelles,
« Et moi-même à jamais je dois durer comme elles.
« Laissez toute espérance en entrant dans l'Enfer ! »

Au sommet d'une porte en sombres caractères
Je vis gravés ces mots chargés de noirs mystères :
« Maître, » fis-je, « le sens de ces mots est amer ! »

Mais lui d'une voix ferme : « Il n'est plus temps de craindre !
Tout lâche sentiment dans ton cœur doit s'éteindre;
Il faut tuer ici le soupçon et la peur.

Voici les régions, celles que je t'ai dites,
Où doivent tes regards voir les races maudites
Qui de l'intelligence ont perdu le bonheur. »

A ces mots, il me prit par la main; son visage
Avait un air de paix qui me rendit courage :
Avec lui dans l'abîme il me fit pénétrer.

Là, soupirs et sanglots, cris perçants et funèbres
Résonnaient au milieu de profondes ténèbres :
Dans mon saisissement je me mis à pleurer.

Idiomes divers, effroyable langage,
Paroles de douleur et hurlements de rage,
Voix stridentes et voix sourdes, mains se heurtant;

Tout cela bruissait confusément dans l'ombre,
Tournoyant sans repos dans cet air toujours sombre,
Comme un sable emporté par le vent haletant.

Et moi, les yeux couverts d'un bandeau de vertige :
« Qu'est-ce donc que j'entends, ô maître, et quel est, » dis-je,
« Le peuple qu'à ce point la douleur a vaincu? »

Mon maître répondit : « Ces maux sont le partage,
Le misérable sort des âmes sans courage,
De ceux qui sans opprobre et sans gloire ont vécu.

Ils sont mêlés au chœur de ces indignes anges
Qui ne luttèrent pas, égoïstes phalanges,
Ni pour ni contre Dieu, mais qui furent pour eux.

Le Ciel les a chassés de ses parvis sublimes,
Et le profond Enfer leur ferme ses abîmes,
Car près d'eux les maudits sembleraient glorieux. »

— « O maître, quel fardeau de maux insupportables
« Les force de pousser des cris si lamentables? »
Il répondit : « Je vais te le dire en deux mots :

Ceux que tu vois n'ont pas la mort pour espérance ;
Et leur abjection, pire que la souffrance,
Fait qu'ils sont envieux des plus horribles maux.

Dans le monde leur nom n'a pas laissé de trace;
Trop bas pour la Justice et trop bas pour la Grâce !
Va, ne parlons plus d'eux, mais regarde, et passons. »

Et moi qui regardai, je vis une bannière
Qui courait en tournant dans cet air sans lumière,
Agitant sans repos ses livides paillons,

Et derrière venaient les bandes malheureuses.
Et moi je m'étonnais, les voyant si nombreuses,
Que la Mort de ses mains en eût autant défait !

J'en reconnus plusieurs au milieu de la file.
Tout à coup dans les rangs j'aperçus l'ombre vile
De celui qu'un refus souilla plus qu'un forfait.[7]

Je compris, et j'eus bien alors la certitude
Que j'avais sous les yeux la triste multitude
Qui déplaît au Seigneur comme à ses ennemis.

Ces lâches, toujours morts, même pendant leur vie,
Étaient nus ; ils fuyaient, car sur leur chair flétrie
D'avides moucherons, des guêpes s'étaient mis.

Un sang pauvre coulait et rayait leur visage,
Et tout mêlé de pleurs tombait, hideux breuvage,
A leurs pieds recueilli par des vers dégoûtants.

Je portai mes regards plus loin, et vis dans l'ombre,
Sur le bord d'un grand fleuve, une foule sans nombre.
« O maître, qu'est-ce encor que je vois, que j'entends?

Quelle est cette cohorte accourant hors d'haleine,
Que dans l'obscurité mon œil distingue à peine,
Et qui la presse ainsi de gagner l'autre bord?

— « Tu sauras tout cela ; mais laisse-toi conduire, »
Me dit-il ; « je prendrai le soin de t'en instruire
Quand nous arriverons au fleuve de la mort.[8] »

Je rougis craignant d'être importun au poète;
Et, les regards baissés et la lèvre muette,
J'attendis d'arriver au fleuve des enfers.

Dans cet instant parut, monté sur une barque,
Un vieillard dont le front des ans portait la marque.
Il s'écriait: « Malheur à vous, esprits pervers !

N'espérez jamais voir le Ciel, car je vous mène
Dans la nuit éternelle, à la rive inhumaine,
Dans l'abîme toujours ou brûlant ou glacé.

Et toi qui viens ici dans ces lieux d'épouvante,
Va-t'en, éloigne-toi des morts, âme vivante ! »
Voyant que d'obéir j'étais mal empressé :

« Tu veux, » ajouta-t-il, « toucher la sombre plage?
Prends un autre chemin qui te mène au rivage;
Il te faut un esquif plus léger que le mien. »

« Caron, ne t'émeus pas, » lui répondit mon guide.
« On l'a voulu là-haut, et quand le Ciel décide,
Le Ciel peut ce qu'il veut. Ainsi n'ajoute rien. »

Du nocher à ces mots la fureur fut calmée,
La rage s'éteignit sur sa joue enflammée,
Dans ses yeux qui roulaient en deux cercles ardents.

Mais ces morts dépouillés que la fatigue accable,
Entendant de Caron la voix impitoyable,
De changer de couleur et de grincer des dents.

Ils blasphémaient le Ciel, ils maudissaient la terre,
Le jour qui les vit naître et le sein de leur mère,
Leurs pays, leurs parents, leurs fils, tout l'univers;

Puis, remplissant les airs d'une clameur plaintive,
Ensemble se portaient sur la funeste rive,
Sur la rive maudite où vont tous les pervers.

Caron, avec des yeux que la colère enflamme,
Les pressait tour à tour et frappait de sa rame
Tous ceux qui paraissaient tarder trop à partir.

Comme, l'une après l'autre, au déclin de l'automne,
Les feuilles des rameaux tombent, pâle couronne,
Et retournent au sol qui va les engloutir ;

Tels je voyais d'Adam les enfants sacrilèges,
Ces oiseaux que Caron appelait dans ses pièges,
Un par un se jeter au vaisseau de la mort.

Ils franchissaient alors le ténébreux passage ;
Mais à peine ils s'étaient éloignés du rivage,
Qu'une foule nouvelle attendait sur le bord.

« O mon fils, c'est ici, » me dit mon noble maître,
« Que viennent, quel que soit le lieu qui les vit naître,
Tous les coupables morts dans le courroux de Dieu.

Ils se hâtent d'aller par ce fleuve au supplice,
Pressés par l'éperon de la grande Justice
Qui change leur terreur en un désir de feu.

Jamais âme innocente en ces lieux ne s'embarque ;
Voilà pourquoi Caron te chassait de sa barque :
Tu comprends maintenant d'où venait sa fureur. »

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