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Les poètes « imitateurs des simulacres de la vertu » 

La Rédaction

Cette tension qui caractérise le rapport entre la littérature et la philosophie a de lointaines racines : Platon lui-même décrit le poète comme l’autre du philosophe, le poète représentant l’émotion et non la raison, l’inspiration et non le savoir. « Le poète en effet est chose légère, chose ailée, chose sainte, et il n’est pas encore capable de créer jusqu’à ce qu’il soit devenu l’homme qu’habite un dieu, qu’il ait perdu la tête, que son propre esprit ne soit plus en lui1. » Le poète est cet être possédé, en proie au délire, saisi par un « transport bachique ». Il n’a de génie que si un dieu parle dans sa bouche et ne doit son mérite qu’à une illumination extérieure. Le contraste avec le philosophe et son effort de rationalisation est ici criant. À l’inspiration et à l’émotion, le travail philosophique oppose la pensée spéculative, pure et absolue, facultés jugées bien supérieures car elles ne dépendent pas d’une possession aléatoire. "Il est impossible que deux têtes humaines conçoivent le même sujet absolument de la même manière." - Victor Hugo Cette réprobation platonicienne vis-à-vis de la littérature poétique, plus ou moins atténuée selon les dialogues, est à son apogée dans La République, régime dans lequel Platon demande que soient proscrites les fables (à l’exception de celles qui sont vraiment belles), afin que seuls soient enseignés les récits où rien n’altère la vérité : « Laisserons-nous aussi facilement les enfants écouter les premières histoires sur lesquelles ils tombent, échafaudées par les premiers venus, et accueillir dans leur âme des opinions qui sont pour la plupart contraires à celles qu’ils devraient avoir selon nous, une fois adulte ? – Nous ne le permettrons d’aucune manière. – Il nous faut donc commencer par contrôler les fabricateurs d’histoire2. » Si condamnation de la poésie il y a, plus précisément d’une certaine poésie imitative, c’est au nom de la vérité : ces récits, en effet, ne parlent pas de manière véridique car les productions des poètes ne traduisent que des apparences, aux antipodes d’un savoir essentiel. De plus, la poésie n’imite pas les vertus qui formeraient de bons citoyens, elle imite le plus souvent les sentiments les plus bas de la vie de chaque jour : « Par conséquent, conclut Platon dans le livre X de La République, posons que tous les experts en poésie, à commencer par Homère, sont des imitateurs des simulacres de la vertu et qu’ils n’atteignent pas la vérité. […] L’expert en poésie, à l’aide de mots et de phrases, émaillera chaque art des couleurs qui lui conviennent, sans connaître rien d’autre que l’art d’imiter3. » La poésie ne produit donc qu’une vaine image fort éloignée de la réalité, ce qu’elle doit certes au caractère pré-rationnel de son origine mais aussi au but qui est le sien, à savoir le beau et non la vérité. Bien des siècles plus tard, Kant lui-même souligne à quel point le discours esthétiquement formé détourne de l’essentiel et peut empêcher de se concentrer sur les idées : « Le goût gêne l’intelligence. Il me faut lire et relire Rousseau jusqu’à ce que la beauté de l’expression ne me trouble plus ; alors seulement je puis le saisir avec raison » On est certes loin de l’idée que la littérature doit être exclue de la recherche de la vérité : elle est porteuse d’idées, mais le fait que Kant soit embarrassé et contraint de s’y reprendre à plusieurs fois pour lire Rousseau témoigne encore de l’hétérogénéité entre le jugement de goût et la compréhension rationnelle.   Le but de la poésie est  le beau, non la vérité,  elle ne produit qu'une image éloignée de la réalité. C’est d’ailleurs à ce moment-là, à la fin du xviiie siècle, que s’est instaurée une sorte de partage officiel entre la littérature et la philosophie, scission dont Kant se fait encore l’écho lorsqu’il instaure une limite infranchissable entre le vrai et le beau, stipulant que soumettre le discours spéculatif à un jugement de goût serait en affaiblir la teneur rationnelle. « L’art s’arrête quelque part, puisqu’une limite lui est imposée au-delà de laquelle il ne peut aller », écrit-il au paragraphe 47 de la Critique de la faculté de juger. La littérature, classée parmi les arts, représenterait donc, face à l’objectivité et à l’universalité de la pensée philosophique, dans laquelle « je » signifie le plus souvent « on », un discours dominé par l’émotion d’un « je » subjectif, un discours dans lequel la préoccupation de la forme l’emporterait sur celui du fond. Ainsi, loin du souci de la logique d’une argumentation cohérente, loin du poids de règles discursives contraignantes, la littérature se définirait d’abord comme le règne de la fiction, de la création intuitive, ayant pour but premier de divertir et de plaire. Il y aurait, comme en témoigne la réaction de notre voyageuse du début, ceux qui pensent et ceux qui se divertissent.
   La littérature penserait-elle sans le faire exprès ? Pourtant, loin de s’en tenir à cette division du travail, la philosophie, notamment dans l’enseignement qui en est fait, s’intéresse très souvent à la littérature, venant chercher chez elle des illustrations vivantes à des concepts parfois austères. On pourrait y voir la preuve qu’un roman, une pièce de théâtre ou un poème puisse être porteur d’une pensée philosophique, en dépit de sa négligence envers l’objectivité et la rationalité.
Les exemples ne manquent pas : l’Antigone de Sophocle, par exemple, est ainsi souvent convoquée pour illustrer la question de savoir ce qu’est une loi légitime, tout comme Raskolnikov, le héros de Dostoïevski dans Crime et Châtiment, n’a pas son pareil pour concrétiser le problème de la conscience morale. Citons à ce propos un article paru dans L’École des philosophes en décembre 2008 : « La pièce de Sophocle illustre l’opposition entre deux types de justice et de devoir. […] Il est manifeste que les élèves comprennent plus facilement les questions abordées et leur bien-fondé quand celles-ci sont figurées par l’expérience fictive que leur fait vivre la littérature » Faut-il comprendre par là que la littérature présenterait de manière plus pédagogique ce que la philosophie dirait d’une manière plus austère et abstraite ? Sans doute. Cela signifierait aussi qu’il y aurait de vraies leçons philosophiques dans la littérature, enseignements que la philosophie serait à même de déceler. Mais dire cela, est-ce véritablement dissoudre l’opposition évoquée plus haut ? "La tâche de la littérature et de la philosophie ne peuvent plus être séparées. […] L’expression philosophique assume les mêmes ambiguïtés que l’expression littéraire, si le monde est fait de telle sorte qu’il ne puisse être exprimé que dans des « histoires » et comme montré du doigt." - Maurice Merleau-Ponty On pourrait en avoir l’impression, or c’est pourtant tout le contraire. Il ne s’agit pas de nier l’intérêt d’aller voir du côté de la littérature pour penser philosophiquement. La richesse des romans est pour cela inépuisable. Mais est-ce rendre pleinement justice aux œuvres littéraires que de cantonner leur rôle soit à une distraction, soit à une illustration de la pensée conceptuelle qui permettrait de comprendre « plus facilement » ce que la philosophie, elle, dirait d’une façon plus pointue ? Si l’on considère de près la relation qui se noue entre littérature et philosophie lorsque cette dernière se sert d’un roman pour rendre l’abstraction accessible, un risque apparaît : celui de croire naïvement que la littérature ne pense pas par elle-même et aurait besoin de la philosophie pour débusquer des spéculations profondes. Lorsqu’on lit les œuvres littéraires à l’ombre de la philosophie, on peut avoir l’impression que la littérature contiendrait de la pensée, certes, mais de manière inconsciente, comme s’il y avait une philosophie spontanée mais involontaire de la part des écrivains. Autrement dit, la littérature penserait, certes, mais sans le faire exprès, sans s’en rendre compte, tandis que le travail du concept, le travail du philosophe, permettrait de faire émerger du caractère particulier d’une histoire un message à portée universelle et rationnelle. Or il est évident que réduire la littérature à un réservoir d’exemples dans lequel la philosophie pourrait venir chercher confirmation à ses théories est un non-sens. Car la littérature pense, même si ce n’est pas au travers d’une organisation déductive strictement construite ni au travers d’un système spéculatif, et elle pense par elle-même : « Les écrits littéraires exsudent de la pensée comme le foie fabrique de la bile : comme une sécrétion, un suintement, un écoulement, une émanation6. »   A la fin du XVIIIe siècle  s'instaure une sorte de  partage officiel entre  philosophie et littérature. L’écrivain a une manière bien à lui de produire de la pensée, qui passe par une certaine pratique du langage : c’est par son écriture même qu’il effectue du sens. La pensée circule dans le texte, librement, indissociablement de la forme. C’est une pensée qui n’a pas besoin de se légitimer : elle est là, mise en scène, dans une complète adhésion avec l’organisation du texte et mise en mouvement dans une histoire. La pensée va ainsi se raconter en prenant ses distances avec le concept, qui, souvent, porte le langage au comble de son pouvoir d’abstraction et le rend étranger au sensible, à l’humain, en donnant « à la pensée pour quitter la maison des choses le vaste pouvoir des mots». 

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