Depuis 1957, le théâtre de la Huchette, petite salle de 85 places située 23 rue de la Huchette à Paris, est le lieu privilégié pour aller voir les deux plus fameuses pièces de l’auteur franco-roumain Eugène Ionesco : à savoir « La Cantatrice Chauve » et « La Leçon ».
Si la première est connue pour parodier la méthode d’enseignement de l’anglais « Assimil » (et sa célèbre phrase de début « My taylor is rich » peu utile dans une situation réelle) mais aussi pour rire des codes du théâtre et de l’arbitraire du langage, « La Leçon » prend une teinte plus sombre.
Confronté de par sa nationalité roumaine de naissance tant au fascisme de régime du Maréchal Antonescu qu’au national-communisme de Gheorghe Gheorghiu-Dej puis de Nicolae Ceaucescu (qui se sont toujours distanciés vis-à-vis de l’URSS) Eugène Ionesco connait les affres et les abîmes vers lesquels une langue dévoyée à des fins totalitaires peut mener.
Et c’est bien là le sujet de sa leçon, de La Leçon :
Dans un petit salon, arrive une Elève pour sa leçon particulière chez le Professeur. Elle est très propre sur elle, avec son porte document en cuir et sa volonté de préparer et passer son « doctorat total ».
Mais bien vite, après quelques politesses d’usage, l’Elève et le Professeur s’engageront dans un duo/duel ou le langage, les concepts partent en morceaux : l’Elève si brillante à placer Paris comme « chef-lieu de la France » ou à additionner des sommes astronomiques sans comprendre la soustraction, se perd dans jeux de traductions entre diverses langues comme le français, le roumain, le sardanapali ou le néo-espagnol ne mènent à rien.
Marie, la Bonne du Professeur, a pourtant prévenu ce dernier : c’est par la philologie que « cela » commence. C’est par la philologie et les langues dévoyées que l’Elève achèvera sa Leçon…
Figure de l’absurde et pourfendeur du totalitarisme (comme il l’a démontré dans « Rhinocéros »), Ionesco se livre dans « la Leçon » à un exercice d’alerte : comme toutes les écoles doivent périodiquement se préparer à une évacuation d’incendie, lire et, mieux, voir « La Leçon » est pour l’esprit et la démocratie, un exercice de sécurité, un entrainement nécessaire à tous et pour tous.
Que l’on parle néo-espagnol chez Ionesco, Lingua Tertia Imperii chez Victor Klemperer, ou « novlangue » chez Orwell, Ionesco nous délivre en ce théâtre de la Huchette, sa perpétuelle Leçon sur les dérives du langage, surtout quand ce langage est pétri, moulé, formaté et,en somme, manipulé par des idéologues de tout poil, de toute provenance, de toute race et espèce.
Si il n’est pas comme son compatriote Emil Cioran ou son camarade dramaturge Samuel Beckett un « Professeur de désespoir » (Nancy Huston ), Ionesco monte néanmoins en chaire à chaque représentation de « La Leçon » pour nous rappeler le rôle ,la mission et l’ordre que Victor Hugo, chantre de la France qu’admire Ionesco et les siens, donnait au Poète : « Ton rôle est d’avertir et de rester pensif. »
Alors avertissons, avertissons, et, loin de rester pensif, n’oublions jamais que si « mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde » comme on le prête à Camus, les mal nommer volontairement est le « symptôme, le grand symptôme » d’une société dans laquelle « le matérialisme l’emporte sur les forces de l’esprit » (Hélie de Saint Marc)
Ce qui fut vrai, l’est encore plus à l’époque de l’intelligence artificielle et de ses usages, dont nous devons tous et chacun être responsables : et pour l’heure, cet usage se fait par des requêtes formulées par des êtres humains par le biais d’un langage. Ce qui nécessite d’être au clair avec ce que l’on nommait jadis « les humanités ».
Assister à « la Leçon » d'Ionesco est donc essentiel : et la cultiver, la transmettre, comme le fait le Théâtre de la Huchette, encore plus !
Par Jacques Bellezit
