#Lecture #Femmedelettre 🇨🇵🇩🇿Assia Djebar /Loin de Médine / écrit et édité en 1991,
Nul n’est prophète en son pays, dit l’adage. Il s’applique à Assia Djebbar, tant la reconnaissance et la notoriété dont elle jouit à l’étranger jure avec l’oubli et la marginalisation dont elle est victime chez elle, dans son pays.
De son vrai nom Fatima Zora Imalhayene, née en 1936 à Cherchell dans une famille petite bourgeoise d’un père instituteur, et décédée en février 2015 à Paris, Assia Djebbar part en 1953 en France poursuivre ses études après l’obtention de son baccalauréat en lettres classiques. Elle voue sa carrière professionnelle à l’écriture et à l’enseignement de la littérature, de la philosophie, de l’histoire et du cinéma au Maroc, en Algérie après l’indépendance, en France où elle s’installe après l’arabisation des sciences humaines en Algérie, et aux Etats-Unis. Elle fut récipiendaire du titre de Docteur Honoris causa de plusieurs universités (Autriche, Canada, Allemagne, etc.) et d’une vingtaine de prix récompensant ses ouvrages. Cette reconnaissance internationale qu’on lui refusait en Algérie la conduit en juin 2005 à compter parmi les Immortels de l’Académie française.
Avec Taos Amrouche, Assia Djebbar est une pionnière de la littérature maghrébine féminine. Elle publie son premier roman « La Soif » à 21 ans en 1957, et récidive en 1958 avec « Les Impatients ». Son besoin de dire la pousse vers d’autres formes et voies d’expression : en plus de son importante œuvre romanesque dont nous nous contentons de citer quelques titres importants :Les Enfants du Nouveau Monde, (1962), Les Alouettes naïves, (1967) L’Amour, la fantasia, (1985), Vaste est la prison, (1995), elle a écrit des nouvelles (Femmes d’Alger dans leur appartement (1980)), de la poésie (Poèmes pour l’Algérie heureusee (1969), des pièces de théâtre ( Rouge l’aube (1969), réalisé des films (La Nouba des femmes du Mont Chenoua en 1977, La Zerda et les chants de l’oubli] en 1982). L’essentiel de son œuvre est marqué par des préoccupations récurrentes portant sur les problématiques de la condition de la femme et le questionnement sur sa double culture algérienne et française, ainsi que sur le statut de ses langues maternelles le tamazight et la derja.
De tous les romans d’Assia Djebbar, « Loin de Médine » est indéniablement celui dans lequel elle exprime le plus son sentiment de révolte contre le sort fait aux femmes dans le monde musulman et en Algérie en particulier et dans lequel elle veut marquer son engagement pour l’égalité entre les deux sexes. Assia Djebbar avait entrepris d’écrire « le quatuor algérien », autobiographie en quatre volumes mêlée de fiction et elle avait du interrompre en urgence le troisième volet « Vaste est ma prison » pour écrire « Loin de Médine ». On était en 1991, au début des années terribles de la terreur islamiste où les femmes étaient prioritairement ciblées et menacées de perdre leurs acquis.
«Loin de Médine » est un roman polyphonique dans lequel l’auteure donne la parole à des femmes arabes d’origine et de statut divers, certaines ayant côtoyé le Prophète, ayant vécu à Médine, à la Mecque ou dans d’autres lieux. Tournant le dos au récit des historiens qui restent muets sur le rôle des femmes dans la conduite des événements de l’époque, elle réécrit et interprète l’Histoire de façon romanesque, mêlant des faits historiques aux mythes et à la fiction, donne une autre version de l’histoire de ces femmes qu’elle fait parler, histoire de leur rendre justice, de les faire rentrer dans l’Histoire de l’Islam. Elles sont musulmanes ou païennes, soumises ourebelles, elles sont épouses ou filles du Prophète, médinoises, mecquoises, musulmanes ou chrétiennes, anciennes esclaves, poétesses, guerrières, reines. Le roman raconte les aventures ou les mésaventures de ces femmes et leurs amours. Assia Djebbar leur donne le rôle de rawiyates, de narratrices de leur propre expérience, et les décrit belles et attachantes, courageuses et déterminées, insoumises et révoltées.
Deux personnages féminins surclassent les autres : la jeune épouse du Prophète, Aicha, gardienne de la mémoire qui sauvegarde les sourates et les paroles du Prophète et Fatima, sa fille bien-aimée, archétype de la révoltée qui s’affronte à l’ordre établi dans la personne du Calife Abu Bakr.
L’objectif de « Loin de Médine » est de corriger une injustice en réécrivant l’Histoire des femmes des premiers temps de l’Islam et en même temps de donner vie à des personnages féminins mythiques et exemplaires en une période (1991) où le statut des femmes en Algérie est remis en question.
Assia Djebbar le reconnait : elle relit l’Histoire, l’interprète et la réécrit de manière à donner une autre version qui laisse la parole aux femmes. A lire l’ouvrage, on comprend tout de suite qu’Assia Djebbar a entrepris au préalable un important travail de recherche documentaire sur la période concernée, sur les sources et les documents historiques. La première constatation est que « Loin de Médine » se singularise par son intertextualité multiforme. Les références à des sources extérieures au texte sont nombreuses et nous avons l’impression que, à côté de la polyphonie des rawiyates, nous avons affaire à une autre polyphonie, celle qui crée une espèce de dialogue (ou de débat) entre l’auteure et les historiens arabes. La première forme est la référence multiple aux historiens notamment Tabari et Ibn Saad dont elle remet en question les versions pour les remplacer par les siennes. Les citations sont également très nombreuses et diverses : celles des historiens naturellement, mais aussi celles de personnages historiques (le Prophète, Abou Bakr, Omar, Khaled Ibnou El Walid, Ikrima, Aicha, Fatima, etc). Les paroles du Prophète sont parfois citées pour renforcer son argumentaire en faveur des droits des femmes et de l’égalité homme-femme: « Ma fille est une partie de moi-même! Ce qui lui fait mal me fait mal! Ce qui la bouleverse me bouleverse! »
L’auteure se réfère aussi à des mythes multiculturels, grecs et bibliques. C’est ainsi qu’elle établit une analogie entre une reine yéménite et Judith de la Bible. De même, elle puise dans la mythologie grecque pour faire de Fatima une Antigone arabe. Fatima est certainement le personnage qui symbolise la révolte et l’insoumission. Dans sa douleur de la perte de son père et dans sa colère contre les décisions d’Abou Bakr qui la privent de l’héritage paternel , elle se lève pour contester, comme Antigone fille d’Œdipe et de Jocaste, symbole de résistance et d’insoumission dans la mythologie grecque, les règles établies en opposition avec la morale. Fatima, seule contre tous, représente probablement dans le dessein d‘Assia Djebbar, le modèle de femme qu’elle veut proposer aux Algériennes.
✍🏻 Texte de Slimane Saadoun
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