Les yeux étaient embués au réveil ce matin.
Sempé nous a quitté hier. Le dessinateur le plus talentueux, qui aura passé sa vie entière à nous émerveiller par sa tendresse, sa poésie et son humour. Un très grand qui continuera à inspirer, et à susciter des vocations, comme ce fut le cas pour moi, à travers son œuvre, immense. 🖤
Folles de solitaires, travailleurs rêveurs, dinguerie et mélancolie… Jean-Jacques Sempé puisait dans nos contradictions pour recréer tout un univers. D’un trait tendre, pertinent, il nous tendait un savoureux miroir, celui de notre condition humaine. Il est mort jeudi 11 août, à 89 ans.
Un signe ne trompe pas : il suffit de prononcer son nom et immédiatement, à l’esprit de chacun, tout un monde prend vie. Singulier. Inimitable. Entre tous reconnaissable. « Le monde de Sempé », familier et intemporel, peuplé d’individus ordinaires vaguement dérangés et qui nous ressemblent énormément, tiraillés entre des rêves sublimes et un quotidien dérisoire. De petits hommes tantôt bavards, tantôt laconiques, bravant ingénument un univers trop grand pour eux. Existe-t-il, pour un artiste, une reconnaissance plus éclatante que cette intimité, cette évidence ? Quelle est la source de cette connivence immédiate et profonde ? Certainement puise-t-elle à une justesse de regard, un refus du cynisme, un mélange de lucidité et d’empathie sincère avec le genre humain. « L’homme de Sempé possède une candeur qui le sauve du ridicule. Dans cette candeur, il puise des ressources inattendues de courage, voire de témérité », écrivait à son propos le poète Jacques Réda, qui fut son ami. Et Réda d’ajouter : « Sempé doit aimer ceux qu’il dessine parce qu’il se retrouve en eux, et ce qu’il en retrouve est une aimable défaillance un peu lunaire en présence des grands événements… »
Le Petit Nicolas
En 1954, Sempé rencontre René Goscinny. Ensemble, ils donnent naissance au Petit Nicolas, inspiré par le caviste du même nom. Les aventures quotidiennes de ce petit garçon paraissent d'abord sous la forme d'une bande dessinée, un gag par planche, publiée chaque semaine dans l'hebdomadaire belge Le Moustique. Mais les aventures du Petit Nicolas en forme de BD s'arrêtent assez vite, pour renaître quelques années plus tard sous forme de conte illustré, d'abord publié dans les colonnes de Sud Ouest Dimanche. "Je déteste la bande-dessinée. Je ne sais pas en faire, et puis ça ne m'intéresse pas du tout", confiait Sempé en 2020 à France culture.
"Nicolas ressemble à tous les enfants que je dessine en général, ou à la façon dont je me figure que sont faits les enfants"
Sempéà Pierre Dumayet (Lectures pour tous, 1961)
Le succès est immédiat et le premier album paraît l'année suivante. Les histoires sont ensuite publiées dans le magazine Pilote. En dix ans de collaboration, Sempé illustre, avec près de mille dessins, plus de 200 histoires écrites par Goscinny. Quatre albums sont publiés entre 1960 et 1964. À partir de 2004, les Histoires inédites du Petit Nicolas sont publiées chez IMAV éditions par Anne Goscinny, et connaissent un très grand succès.
Les aventures du Petit Nicolas sont traduites dans une quarantaine de pays dans le monde et ont été adaptées au cinéma par Laurent Tirard l'année du cinquantenaire : Le Petit Nicolas en 2009 sera suivi en 2014 par Les vacances du Petit Nicolas.
Sempé est aussi le père de Marcellin Caillou, Raoul Tabourin et Monsieur Lambert et il a publié des milliers de dessins dans la presse à partir de 1953, d'abord dans Le Rire, Noir et Blanc, Ici Paris, puis dans Samedi soir ou France Dimanche. Il se fait connaître du grand public à la fin des années 1950 avec ses dessins publiés dans Paris Match et Pilote (dès son lancement en 1959), mais aussi à l’étranger dans Punch et Esquire (1957). Il collabore ensuite à L'Express, au Figaro, au Nouvel observateur, et à partir des années 1980 à Télérama, qui publie chaque été ses albums en avant-première.
À partir de 1962, il commence avec Rien n'est simple, à publier un album chaque année aux éditions Denoël, rassemblant ses dessins. Près de trente albums sont parus entre 1962 et 2010.
Chroniqueur de son temps
Souvent une planche accompagnée d'un texte court, trait fin à l'encre et parfois aquarellé, les dessins de Sempé sont reconnaissables entre tous. Imbattables pour traduire une ambiance, une atmosphère ou encore des émotions, ses dessins suscitent le rire, la tendresse, et la réflexion. Le dessinateur a croqué la vie sous toutes ses formes, avec tendresse, et toujours avec un trait d'humour et une grande poésie.
Observateur infatigable de son temps, il a signé des dessins qui témoignaient de la vie de la société des années 50 à nos jours. Génie du décor, il savait aussi bien traduire l'architecture et le gigantisme des villes modernes que le foisonnement joyeux d'une campagne printanière. Il savait croquer la solitude, la foule, l'absurdité, la timidité aussi bien que la vanité, l'amour autant que les querelles de couple, et il savait dessiner l'enfance comme personne, peut-être parce que comme il le disait, "il lui était arrivé de devenir, par moments, raisonnable mais jamais adulte".
Grand prix de littérature de la ville de Bordeaux en 1987, nommé Commandeur dans l'ordre des Arts et des Lettres en 2006, marié deux fois, Jean-Jacques Sempé a eu un fils et une fille. Une grande exposition, "Sempé en liberté, itinéraire d’un dessinateur d’humour", lui avait été consacrée en 2019 au musée de la Marine Bordeaux pour ses soixante-dix ans de carrière.
Par Laurence Houot, France tv , L'internaute, ...