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« Briser l'exploitation de l'homme par l'homme » - Discours de François Mitterrand aux ASSISES DU SOCIALISME

La Rédaction


 

INTERVENTION AUX ASSISES DU SOCIALISME – 12 octobre 1974

FRANÇOIS MITTERRAND. – Quel est l’objet des Assises ? Construire un parti pour les socialistes, sur un projet de société. Chacun dira, au cours des mois à venir, comment il envisage sa place dans cette maison commune. Ma tâche aujourd’hui, avant que ne s’engagent nos débats, est de réunir les éléments principaux de réflexion.

II a fallu du temps, et beaucoup d’événements, pour en arriver là. Que d’échecs pour quelques victoires ! Que d’espérances pour combien d’amertume ! Les circonstances veulent que ces Assises se réunissent au moment où le monde capitaliste connaît des difficultés presque sans précédent depuis la Première Guerre mondiale. Ce n’est pas un hasard. Cette rencontre témoigne de l’attraction croissante qu’exerce le mouvement socialiste sur des millions d’hommes et de femmes soumis à l’injustice quotidienne et à l’incohérence du système. Mais nous ne pourrons étendre notre influence et faire face aux responsabilités qui sont maintenant les nôtres si nous ne procédons pas à un effort parallèle de réévaluation doctrinale : c’est ce que l’on appelle, grosso modo, le projet de société. Ensuite, nous devons définir notre stratégie, et demain, à l’intérieur d’une seule et même organisation; apprécier ensemble les données quotidiennes de l’action.

Réévaluation doctrinale : les efforts dans ce sens ont été nombreux au cours des quinze dernières années. Cela ne s’est pas fait sans faux pas, sans malentendus, ni même sans affrontements. Mais, de ces oppositions, naît, peu à peu, une plus grande certitude. L’essentiel est de comprendre – et je croie que tous ceux qui se trouvent ici l’ont compris – que rien n’est possible hors d’une réflexion en commun, rien, non plus, si l’on n’harmonise pas pratique et théorie, si l’on ne réalise pas la synthèse entre le combat quotidien dans une démocratie parlementaire et l’action militante sur le terrain des luttes.

La pensée socialiste de la fin de ce siècle ne se reconnaît ni dans le socialisme fossile ni dans le socialisme de la table rase. Il y a ce qui dure : quelles que soient les apparences changeantes, l’affrontement entre le capital et le travail continue de commander notre devenir historique. La longue démarche de l’humanité a toujours tendu, à travers des structures économiques différentes, à briser l’exploitation de l’homme par l’homme. Depuis le début de l’ère industrielle, il a fallu assurer l’organisation des travailleurs contre les modernes seigneurs qui, grâce à l’accumulation du capital, sont devenus les maîtres des moyens de production et d’échange. Le plus frappant, dans ce processus, est peut-être de voir avec quelle justesse un petit nombre de théoriciens et de militants, écrasés ct moqués, réduits à la misère, ont su l’annoncer. La seule réponse au monde industriel, depuis cent cinquante ans, ce sont les socialistes qui la donnent, et nous avons le droit de nous en émerveiller.

Il s’agit maintenant de définir des solutions appropriées à la nature nouvelle du combat. A côté de ce qui dure, il y a ce qui bouge, et c’est là que nos Assisses prennent leur véritable sens.

Du côté du capital, je retiendrai trois points qui me paraissent essentiels. D’abord, la super-concentration qui permet à quelques sociétés multinationales de disposer d’un pouvoir infiniment plus étendu que n’importe quelle puissance politique dans le monde. Le profit étant une ponction sur le prix du travail et la croissance du capitalisme dépendant de l’augmentation du pouvoir d’achat des masses, on approche peu à peu d’une situation de rupture. C’est une première contradiction. J’en vois une seconde, non moins fonda· mentale, dans la bataille pour les matières premières : les plus grandes puissances capitalistes doivent aujourd’hui aligner leurs stratégie sur la révolte du tiers monde, c’est-à-dire de ces centaines de millions d’hommes et de femmes qui sont en même temps producteurs et consommateurs et qui lancent contre elles le défi de leur pauvreté et de leur intelligence.

Enfin, le gaspillage des ressources mondiales, la croissance pour la croissance mettent en péril l’humanité. Les socialistes ne peuvent nier la nécessité de J’abondance. Chacun constate, pourtant qu’au moment où la science et la technique multiplient les richesses, le fossé se creuse entre le plus riche et le plus pauvre, entre les individus, les régions, les pays, et que le capitalisme n’a pas su dominer son propre développement. Si nous voulons empêcher l’irrémédiable déchirement, il nous appartient de montrer que la croissance peut être maîtrisée.

Du côté du travail, les méthodes de combat, les structures intérieures ont, elles aussi, changé. Notre devoir fondamental, aujourd’hui comme hier, est de nous adresser à l’ensemble des travailleurs, à commencer par ceux dont on ne parle jamais hors d’ici : les travailleurs immigrés, les femmes, qui forment la plus grande partie du sous-prolétariat, les personnes isolées de la production, qui ne bénéficient d’aucune garantie. Mais nous n’avons pas non plus le droit d’oublier cette foule de gens qui n’appartiennent pas au monde des travailleurs, qui, dans Je passé, ont le plus souvent rejoint les exploiteurs jusqu’à faire le lit du fascisme, mais qui, à présent, se retrouvent soumis au même monde dur, égoïste, insensible, celui des possédants. Nous devons leur tendre la main pour les aider à franchir l’étape historique actuelle et pour que se développe avec eux un véritable front de classe. Tant que le socialisme ne l’aura pas emporté, la lutte des classes subsistera. Il faut beaucoup insister là­ dessus, car on rencontre, ici ou là, et parfois dans nos propres textes, des formules idéalistes qui supposent le problème résolu. Le problème ne sera résolu que lorsqu’un pouvoir socialiste aura mis un terme au pouvoir des exploiteurs.

Cela suppose une stratégie. Dans un certain nombre de pays, les conditions inhérentes au sous-développement ont dévié le socialisme de ses véritables objectifs, en l’étouffant sous la centralisation et la bureaucratie. Le socialisme ne sera celui auquel nous pensons que si l’organisation collective permet à chacun de devenir davantage lui-même, que si, par l’information et les techniques de contrôle du pouvoir, elle lui fournit les moyens d’apprécier ce qui convient aussi bien à son bonheur personnel qu’à l’harmonie de la collectivité. C’est le refus d’un socialisme distributeur de pénurie, et donc à base de contrainte, qui, sous la poussée de divers courants et grâce à la réflexion de quelques-uns d’entre nous, a conduit à rechercher les moyens d’échapper à nos propres démons et d’imaginer de nouvelles structures de pouvoirs.

Certains pensent que le courant autogestionnaire s’oppose, sur tous les points, au courant traditionnel du socialisme. Je ne me rangerai pas parmi eux. L’autogestion, à mes yeux, ne contredit pas nos analyses fondamentales, elle en est le prolongement. Si nous voulons préserver les chances du socialisme, il faut maintenant développer, aussi bien dans la cité que dans l’entreprise – avec cette force formidable de contagion qu’une expérience française aura à l’Ouest, et peut-être aussi à l’Est de l’Europe – la démarche qui vise à rendre l’individu responsable de son propre destin, sans jamais perdre de vue que, isolé, il lui faudra encore longtemps pour être maitre de lui-même et que, si l’on refuse de déléguer, tout cependant doit être ordonné.

Comme l’a dit Jeanson 1, il n’y a pas de temps à perdre. Aussi, sans y mettre la moindre vanité de boutique, en tenant simplement compte de ce qui est déjà acquis et du fait que le peuple français se reconnaît dans un certain nombre de structures, allons-nous étudier les moyens de réunir les socialistes au sein d’un même parti. Ces Assises n’ont pas pour objet de se substituer à l’ensemble des socialistes qui seront nos mandants. Elles marquent un point de départ. Nous lançons un signal : à chacun de répondre. Ceux qui sont ici ont pris l’engagement de défendre le projet de société. Certains risquent de briser des affections, des camaraderies peut-être très chères ; tous, nous devrons renoncer à quelque chose, à une part de nous-mêmes, pour que la construction nouvelle soit plus belle et plus forte.

Les rendez-vous sont proches. Il suffit de regarder autour de nous, de confronter cette extraordinaire accumulation de pouvoir et de richesses avec cette incapacité à présenter aux hommes un projet convenable, il suffit d’observer ce sens de l’universel qui commence à poindre, au-delà de toutes les contradictions d’un monde dont les grands partages sont, aujourd’hui, remis en question. J’ai dit « commence » la liste de ceux qui nous ont précédés est immense. Mais ils étaient seuls. Et voici que, sur toute la surface du globe, les hommes sentent que le socialisme, aux prises, lui aussi, avec ses contradictions, c’est tout de même l’espoir de voir un jour l’intelligence et le cœur s’opposer à la rigueur des choses. Rien ne sera possible tant que nous n’aurons pas renversé la dictature de l’argent et des monopoles, étendu les secteurs publics, et procédé aux nécessaires appropriations sociales. Mais l’homme serait-il libre des tyrannies économiques qu’il ne ferait que commencer la longue route. C’est pourquoi, ici et là, partout, nous voyons poindre l’aspiration à ce que l’on appelle, dans un langage un peu maladroit, la libération culturelle. L’homme n’est pas objet, il est sujet. Objet, nous en sommes là; sujet, ce sera notre conquête.

Je ne dirai qu’un mot, pour finir, des problèmes de l’heure. Le pouvoir, sous les diverses formes qu’il a prises depuis quinze ans, arrive au bout de sa course. En face de lui, la gauche est maintenant une réalité qui a pris force à partir de sa réunion. Ceux qui ont été les instigateurs, les artisans, les militants de cette Union de la gauche groupée autour du programme commun ont, je le dis hautement, contribué de façon décisive au succès possible du socialisme en France. Ils n’en font pas une arme de combat contre des militants socialistes qui ont eu une analyse différente, et ne rejettent la main ni l’amitié d’aucun d’entre eux. Mais l’Union de la gauche, c’est clair, va continuer, renforcée, enrichie par les Assises et par un projet qui va plus loin que jamais. Le programme commun, s’il s’attaque aux structures mêmes de notre société, n’a pas tout résolu ; et je suis personnellement le premier à me réjouir que les réflexions des uns et des autres aboutissent aujourd’hui à un projet qui mobilise tous les ressorts de l’action, les capacités de l’intelligence et – pourquoi pas ? – les puissances du rêve, dès lors que Je rêve permet à l’homme d’avancer, de dessiner les contours des futures réalités. La victoire de la gauche sera la victoire de chacun de ceux qui la composent, chacun y trouvera force et renouvellement. Et puis, il incombe aussi aux socialistes d’assumer le fait national, les responsabilités d’un pays qui s’appelle la France et de communautés qui doivent se protéger contre toute menace susceptible de dénaturer la substance même de la nation. Ce langage peut être entendu bien au-delà des hommes et des femmes qui se reconnaissent dans nos combats. N’ayons pas une attitude frileuse de repli sur nous-mêmes ! Ne considérons pas que le socialisme est une grâce suffisante, voyons-le plutôt comme une démarche large, et ouverte à tant d’êtres humains qui ne sont pas encore réveillés d’une longue sujétion.

Alors, les communistes, je le dis amicalement, doivent savoir que nous sommes fidèles, et que nous ne nous lancerons pas dans des comptes, j’allais dire « d’apothicaires ». Les défaillances mutuelles ont été peu nombreuses ; elles sont insignifiantes à côté de ce qui rassemble et des disciplines consenties. Il fallait rassurer : je le fais, car je sais trop ce que représentent l’esprit de dévouement et la capacité d’organisation, l’immense part prise par les communistes dans la lutte pour la libération des travailleurs. Ne nous soumettons pas à des humeurs ou à des besoins dialectiques de circonstance. Pourquoi perdre son temps ? II m’est arrivé, voici dix-huit mois, de parler de rééquilibrage de la gauche. Il y a un an que je ne le répète plus, puisque c’est fait !

Chers camarades, nous devons aborder la phase qui s’ouvre avec la joie de la fraternité et l’assurance de la réussite. L’élection présidentielle n’a jamais été pour moi qu’une péripétie ; et je sais bien que les véritables réussites sont celles qui préparent l’avenir et non pas celles qui se limitent à la gestion du passé, Je ne ferai pas le compte des nombreuses familles d’esprit qui se trouvent rassemblées -dans cette salle. Pensons à ces écoles, à ces théoriciens français, allemands, britanniques, russes, à tous ces hommes qui, à travers les combats désespérés, mais admirables de la Commune, dans un monde hostile où le christianisme avait trahi sa mission en se séparant du peuple des pauvres, ont dû d’abord faire effort sur eux-mêmes, ensuite s’unir en petites équipes pour devenir le monde du socialisme vivant. Pour vous tous ici, les Assises sont le confluent où se rejoignent des fleuves. Qui avait raison ? D’où venait la source ? L’histoire le dira. A nous, maintenant, de justifier tous ces efforts. Le fleuve va vers la mer. Quel est cet océan ? Les hommes libérés, au travail !

  1. André Jeanson (1911-1994), Président (et co-fondateur) de la CFDT de 1967 à 1970

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