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La source de nos communs malheurs (lettre de Mouloud Feraoun à Albert Camus)

La Rédaction

Mouloud Feraoun ♦️La source de nos communs malheurs (lettre à Albert Camus)
Je suis, peut-être, moins surpris que vous-même du silence qui entoure votre dernier livre et finira par l'étouffer. Auriez-vous, par hasard, le désir d'éteindre l'incendie en faisant la part du feu, prétendriez-vous interposer entre ceux qui se battent au lieu d'encourager les vôtres tout en cherchant à décourager les miens ?
Avouez, monsieur, que si votre attitude étonne, l'accueil réservé à votre ouvrage n'a, lui, rien de surprenant, car si depuis quatre ans on a cessé de réclamer, de solliciter, d'exiger votre opinion, il est clair que cette opinion, en fin de compte, devait être celle de tous, fermement installée dans les têtes, dans les cœurs — les ventres, ajouterai-je. Il est clair qu'on vous demandait de condamner les uns, d'approuver les autres, même de trouver quelques bonnes raisons pour cela. Quelques bonnes raisons qui auraient échappé jusqu'ici, parce que vous êtes un grand esprit, que c'est une grande chose pour la France d'avoir des hommes tels que vous et une veine pour les politiciens de s'appuyer sur vos arguments. On ne vous demandait rien d'autre. Qu'avez-vous fait, monsieur
Non seulement vous dites ce que vous pensez de ce que l'on a décidé d'appeler le problème algérien mais vous pensez juste et vous dites bien. Et cette pensée juste vous a conduit précisément à refuser d'approuver les vôtres et de condamner les miens.
Voilà pourquoi, monsieur, de cette Algérie qui souffre, que vous aimez bien, vous du moins, je vous adresse un salut amical, avec toute l'admiration que l'on doit à un esprit lucide, à un homme courageux.
N'ayant ni votre talent ni votre courage, pourrais-je garder l'anonymat afin de dire, à mon tour, très brièvement, très simplement mais en toute franchise, ce que je pense de ce problème ? Sachez pourtant que je suis instituteur « arabe », que j'ai toujours vécu au cœur du pays et depuis quatre ans au centre du drame. Le mot « arabe » n'est d'ailleurs pas très exact. Pourquoi ne pas préciser après tout ?
Il me revient à la mémoire une anecdote qui remonte au 9 mai 1945. C'était en Alsace. Pour annoncer les événements qui, la veille, avaient commencé d'ensanglanter le constantinois, un journal local étalait ce titre en première page et en gros caractères : « Révolte arabe des kabyles ! » Mettons que vous recevez aujourd'hui une lettre arabe d'un kabyle et vous avez du même coup toutes les précisions désirables.
En 1958, je sais, on s'intéresse d'avantage à l'Algérie. Mais hélas ! à l'Algérie seulement, le Sahara avec, bien entendu. En tout cas, on ne s'intéresse aux arabes ou aux kabyles que pour les tuer, les mettre en prison, les pacifier ou, depuis quelque temps, pour intégrer leurs âmes, dans la mesure où ils en ont une de soigner leurs corps souffreteux, plus ou moins couverts, plus ou moins couverts de loques.
Vous êtes bien jeune, monsieur, quand le sort des populations musulmanes vous préoccupez déjà. À cette époque là, moi qui suis de votre âge, je m'exerçais à faire correctement ma classe et je gagnais sans doute plus que vous. Vous étiez bien jeune et votre voix bien faible, il m'en souvient. Lorsque je lisais vos articles dans Alger Républicain, ce journal des instituteurs, je me disais : « Voila un brave type. » Et j'admirais votre ténacité à vouloir comprendre, votre curiosité faite de sympathie, peut-être d'amour. Je vous sentais tout près de moi, si fraternel et totalement dépourvu de préjugés ! Mais déjà aussi, je vous assure, je ne croyais pas en vous, ni en moi-même, ni en tous ceux qui s'intéressaient à nous et qui étaient si peu nombreux ; car tout le mal qui pouvait nous venir des autres, personne n'avait pu l'empêcher d'être fait. À cette époque-là, enfin, nous avions conscience de notre condition de vaincus et d'humiliés et depuis longtemps nous ne tenions plus que le langage de vaincus, tandis que les vôtres, tout naturellement, tenaient plus que jamais le langage de vainqueurs. Non pas que nous ayons renoncé à tout espoir, mais le salut, nous ne l'attendions plus que de l'imprévisible — ou de l'inéluctable, ou encore du temps qui s'écoule. Nous en étions là, tous les résignés, préoccupés des seuls soucis de l'heure, du seul combat pour une existence difficile. Il y avait parmi nous des privilégiés, oui, des instituteurs par exemple. Ils étaient satisfaits, respectés et enviés. Ils s'appliquaient à bien conduire leurs leçons en vue d'obtenir de beaux succès au certificat d'études.
Mais ce langage de vaincus, nous vous le tenions comme une réplique définitive à votre langage de vainqueurs. Cela nous permettait de solliciter des réformes et le droit de vous ressembler. Lorsque vous vous en êtes rendu compte, vous, Albert Camus, le cri pathétique que vous avez poussé et qui vous honore à jamais n'a pas été entendu. Non seulement on n'a rien voulu entendre mais on vous a chassé de ce pays qui est le vôtre, parce que vous étiez devenu dangereux. Plus dangereux que les vaincus que personne ne prenait au sérieux.
Ces privilégiés, à vrai dire, que l'on pourrait appeler des semi-évolués, des évolués ou enfin des intellectuels, étaient à mi-chemin entre vous et les leurs, chacun sait qu'ils ne demandaient qu'à venir à vous, à s'assimiler tout à fait, fût-ce au prix de quelque ultime reniement, de quelque dernière humiliation, mais, de toute manière, une fois au sein de la famille adoptive, un peu de patience aurait arrangé les choses et, aux nouvelles générations, il eût été facile de perdre tout complexe, de se débarrasser de toute arrière pensée, de perdre leur personnalité pour ainsi dire.
Mais, à côté des bourgeois et des gens instruits, des camelots vagabonds qui avaient parcouru la France et des ouvriers de Saint-Denis ou d'ailleurs, il y avait la masse que vous ignoriez et qui vous le rendait bien. Cette masse ne faisait pas que vous ignorer : l'ignorance était son état.
À cette époque, monsieur, la femme du Djebel ou du bled, quand elle ne voulait pas effrayer son enfant pour lui imposer silence, lui disait : « Tais-toi voici venir le Bouchou ». Bouchou, c'était Bugeaud. Et Bugeaud, c'était un siècle auparavant ! Nous étions encore là, en 1938, alors que, de vôtre côté, vous écriviez cette page que je ne peux m'empêcher de reproduire comme le plus solennel avertissement qu'un homme de cœur ait pu donner à son pays :
"Les Kabyles réclament des écoles comme ils réclament du pain... Les Kabyles auront plus d'écoles le jour où on aura supprimé la barrière artificielle qui sépare l'enseignement européen de l'enseignement indigène, le jour enfin où, sur les bancs d'une même école, deux peuples faits pour se comprendre commenceront à se connaître."
"Certes, je ne me fais pas d'illusions sur le pouvoir de l'instruction. Mais ceux qui parlent avec légèreté de l'inutilité de l'instruction en ont profité eux-mêmes. En tout cas, si l'on veut vraiment d'une assimilation, et que ce peuple si digne soit français, il ne faut pas commencer par le séparer des français. Si j'ai bien compris, c'est tout ce qu'il demande. Et mon sentiment, c'est qu'alors seulement la connaissance mutuelle commencera. Je dis 'commencera' car elle n' a pas été faite. "
Ainsi, il y a vingt ans, deux communautés vivaient côte à côte depuis un siècle, se tournant délibérément le dos, totalement dépourvues de curiosité et, de ce fait, aussi peu susceptibles de se comprendre l'une que l'autre, n'ayant de commun que leur mutuelle indifférence, leur entêtement à se mépriser et cet inhumain commerce qui lie le faible au fort, le petit au grand, le serviteur et le maître.
Telle était la situation. Telle restera jusqu'au début de la révolte.
Ceux qui étaient « assimilables » étaient aussi des utopistes croyant pouvoir s'évader de leur condition pour adopter la vôtre. Mais ni la cravate ni le complet ne firent oublier chechia et saroual dans un pays où il n'y avait rien d'autre. Pour bien faire, il eût fallu, au contraire, que le costume disparût pour laisser place à la gandoura et au seroual et le peuple algérien, tout entier en burnous, eût à coup sûr retrouvé son unité : celle qu'il avait eue au long des siècles, en dépit des divisions intestines, de la multitude des langages et de la diversité des genres de vie. Car il y avait bien cette unité nord-africaine imposée au moins par le climat, le milieu, la nécessité de vivre dans cette « île de l'occident », et que ni les Phéniciens, ni les Romains, ni les Vandales, ni les Arabes ne réussirent à disloquer. Tous ces conquérants, au contraire, s'adaptèrent au soleil du Maghreb, aux steppes de ses plateaux, à la rude existence des montagnes, s'amalgamèrent, fusionnèrent dans le désordre, les disettes et l'anarchie, si bien que lorsque les français arrivèrent, ils ne trouvèrent qu'un seul peuple. Ils purent sans doute s'aimer ou se détester mutuellement, s'allier ou s'entre-déchirer avec toute la cruauté dont l'homme est toujours capable. Il y eut sans doute des castes, des privilégiés, des vaincus et des vainqueurs. Mais tout cela se passait entre eux, se trouvait entre eux, les unissait au moment même où ils se dressaient les uns contre les autres : affaires intérieures auraient à l'ONU les grands stratèges des deux mondes !
En réalité, il n'y avait d'autre assimilation possible que celle des nouveaux par les anciens et cette assimilation, dans l'ordre naturel des choses, a commencé de se faire à notre insu et malgré vous. Peu à peu, depuis un siècle, le peuple algérien d'origine européenne s'est détaché de l'Europe au point de devenir méconnaissable et de ne plus ressembler qu'à lui-même, je veux dire aux autres Algériens qu'il méprise mais dont il partage l'accent, les goûts et les passions.
Aujourd'hui, je sais comme vous, cher monsieur, que les Français d'Algérie « sont, au sens fort du terme, des indigènes ». Je souhaite seulement qu'ils en aient conscience et qu'ils n'accusent pas trop la France lorsqu'il lui arrive de les oublier, parce que chaque fois que « la mère-patrie » répond à l'appel de ses enfants abandonnés, c'est pour tancer vertement ces autres indigènes qu'elle n'a jamais voulu adopter et qui, dans le fond, n'ont jamais cru à une impossible filiation.
Impossible, pourquoi ? Parce que la seule condition qui l'aurait rendue effective n'a jamais été réalisée : celle qui aurait consisté à transplanter purement et simplement les Algériens en France pour en faire des Français. Car un Algérien, en Algérie, quelque soit son origine, ne saurait être qu'un Algérien.
L'erreur de la France, je crois, c'est d'avoir voulu faire des Algériens des Français par devoir. Nous, les vaincus, il a bien fallu que nous nous inclinions, mais vous qui êtes ses enfants, vous réclamiez aussi vos prérogatives, vous les obteniez à nos dépens, vous les exerciez sur nous, et cette démocratie, qui vous autorisez à demander justice, devenait pour nous une tyrannie.
Mon propos n'est pas de dresser aujourd'hui un nouveau réquisitoire contre un régime dont tout le monde connaît les tares et que, pour ce qui vous concerne, votre vie, de même que votre œuvre tout entière ont totalement condamné. Je ne voudrais pas non plus accabler mes compatriotes d'origine européenne qui, je sens, je le pense, en dépit des cruelles apparences, sont aussi près de moi que n'importe quel autre habitant de ce pays. Mais il faut bien reconnaître qu'ils ont tiré tout bénéfice d'une ambiguïté soigneusement entretenue, que nous n'avons jamais eu la possibilité de dénoncer, nous contentant, avec plus ou moins de véhémence, plus ou moins d'illusions, plus ou moins de bonheur, de réclamer notre part de ce bénéfice comme prix de nôtre attachement (forcé) à la France. Cette équivoque, à mon avis illégitime, est la source de nos communs malheurs.
Lorsque les Algériens d'origine européenne nous disent qu'ils sont Algériens, nous entendons qu'ils sont d'abord Français, puis Algériens de surcroît. Voilà ce que nous comprenons, ce que depuis toujours ils ont voulu nous faire entendre. En vertu de quoi ils sont les maîtres. En vertu de quoi, aussi, répétons-le, toute contestation inquiétante de notre part les fait se tourner vers la métropole qui, consciente de ses devoirs, vient consolider leur position.
«Les Arabes peuvent du moins se réclamer d'une appartenance non à une nation, mais à une sorte d'empire musulman, spirituel ou temporel. » Que reste-t-il d'autre à faire ? Toute fois leur ambiguïté, à eux, ne confère aucun pouvoir réel, n'en conférera sans doute jamais.
Lorsque le musulman dit qu'il est Algérien, chacun sait qu'il n'est que cela. Mais cela même, il ne l'est que dans une certaine mesure qui marque son infériorité et l'habille irrémédiablement comme d'une livrée étroite.
Mais il n'est pas nécessaire de supposer puisque tout se passe comme si l'Europe avait confié à la France le soin de veiller sur ses enfants, comme si la France était chargée de veiller sur les chrétiens et les juifs, dans un pays où la majorité est musulmane. Pour notre part, nous ne pouvons lui en vouloir, car, à côté de cette mission qui la diminue à nos yeux, elle en a rempli une autre plus grande et plus belle auprès de nous, une noble mission qui fera que toujours, malgré tout, nous serons à notre manière des enfants.
Si nous poussons la simplification jusqu'à son expression irréductible, nous dirons qu'il y a d'une part une communauté plus importante qui voudrait demeurer française en droit sinon en fait, d'autre part une communauté plus importante qui demande à être pleinement ce qu'elle est.
Le problème ainsi posé peut apparaître aux uns comme une absurdité, aux autres comme une lapalissade mais, depuis quatre ans, il nous a précipités dans un drame affreux dont tout le monde fait les frais.
Oui, monsieur, devant l'ampleur de ce drame et son injustice, devant les souffrances de nôtre peuple, sa destruction qui pourrait aboutir à son extermination, on voudrait renoncer à son orgueil, à sa susceptibilité, on voudrait renoncer à être Algériens-Français, ou Algériens tout court, ou même Français, pour être simplement humain, cesser de tuer, cesser de détruire, recommencer d'aimer. Devant la cruauté et le mensonge déchaînés sur l'homme devenu innocent parce qu'il n'arrive plus à comprendre, on voudrait renoncer à tout pour que se taise définitivement la bête et que soit réhabilité l'homme. Mais de quelque côté que se tourne désespérément le regard, nous ne voyons pas l'issue de l'insondable tunnel où nous voilà tous plongés.
Il est possible après tout que les stratèges aient raison et que s'accomplisse la conquête, ou la reconquête, même au prix de l'extermination.
Il est possible aussi que le peuple des villes, des djbels et des campagnes, à la fois l'enjeu et le champ de bataille des nobles idées qui s'affrontent et au nom de quoi on le piétine sans pitié, il est possible que ce peuple, las d'être martyrisé, prenne sur lui, un jour, de refuser la souffrance ; cela ne voudra nullement dire qu'il accepte les nobles idées des uns et rejette désormais celles des autres : le problème restera entier et d'autres générations auront à le poser à leur tour.
Ne vaudra-t-il pas mieux éviter de leurrer et de se leurrer en assumant loyalement la tâche de combattre soi-même son propre malheur ? Ne vaudra-t-il pas mieux tenter de créer les conditions d'une véritable fraternisation qui n'aurait rien à voir avec celle du 13 mai ?
Cette tâche, ce n'est pas aux stratèges de l'accomplir, mais aux Algériens eux-mêmes, tous ceux qui se piquent d'avoir de nobles idées. Et qui feraient d'abord leur examen de conscience. ✍🏻 Mouloud Feraoun
▪️ « La source de nos communs malheurs », lettre à Albert Camus, Preuves, Paris, Congrès pour la liberté de la culture, n. 91, septembre 1958.

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