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Ce que la littérature peut nous apprendre sur les épidémies

La Rédaction

Depuis quelques semaines, on a un peu l'impression de vivre des scènes à la fois inédites et familières. Jamais vécues auparavant, mais vues et revues dans plusieurs œuvres de fiction. Contagion, un film de Steven Soderbergh qui raconte la propagation d'une pandémie née en Chine, est devenu, près de vingt ans après sa sortie, l'un des films les plus téléchargés du moment. Les ventes de La Peste d'Albert Camus ont, elles, explosé en Italie au début de l'épidémie. Quand on ne peut pas se reposer sur des antécédents historiques pour répondre à nos questions et apaiser nos craintes, il nous reste la fiction.
Article de Marie Telling

Chez Gabriel Garcia Márquez, le choléra est une métaphore de l'amour obsessionnel de Florentino pour Fermina, tandis qu'à travers la peste d'Oran, Camus parle, lui, de la peste brune du nazisme. Épidémies et pandémies peuplent ainsi la littérature et sont autant de prétextes à des reflexions sur la nature humaine, sur nos excès, sur notre rapport avec la consommation et avec la mort. Que ce soit une peste, une grippe, ou même une pandémie zombie, quoi de plus opportun qu'un fléau pour révéler les pires et les meilleurs travers de l'homme et le faire revenir à son état le plus primaire?

Dans les premiers chapitres de La Peste, Camus décrit d'abord l'insouciance, puis le déni et finalement la prise de conscience de la population d'Oran face à la maladie. Difficile en lisant ces pages de ne pas établir de parallèles avec notre réalité actuelle, de la communication craintive et contradictoire des autorités locales à la nonchalance du public qui refuse, dans un premier temps, de croire en la menace. «Les fléaux, en effet, sont une chose commune, écrit-il. Mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu'ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus.»

Sa description des citoyen·nes d'Oran au début de la crise aurait d'ailleurs pu être écrite il y a quelques semaines, au sujet des promeneurs du dimanche aux Buttes Chaumont: «Nos concitoyens n'étaient pas plus coupables que d'autres, ils oubliaient d'être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions. Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l'avenir, les déplacements et les discussions? Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu'il y aura des fléaux.»

Le déni des populations menacées
Ce déni, on le retrouve dans plusieurs œuvres de fiction. Dans Le Dernier homme, roman paru en 1826, Mary Shelley raconte une épidémie de peste qui ravage l'Asie puis l'Europe continentale, avant d'atteindre la Grande-Bretagne, dernier bastion face à la maladie. À l'arrivée du fléau à Londres, un des personnages se désole: «Pauvres fous que nous étions, de n'avoir pas prédit cela. Nous avions pleuré sur les ruines des continents de l'est, et sur la désolation du monde occidental; tout en imaginant que le petit canal entre notre île et le reste du monde suffirait à nous préserver en vie parmi les morts.»

Dans son roman d'anticipation de 1912, La Peste écarlate, Jack London parle aussi de l'insouciance des populations épargnées par la maladie alors qu'elles l'observent se répandre dans d'autres régions, sans jamais imaginer qu'elle atteindra un jour la leur.

«Sarah Bradford et Angela Dupray sortirent ensemble reprendre leurs voitures (infectant quatre ou cinq personnes sur leur passage), puis s'embrassèrent du bout des lèvres avant de se séparer.»
«Le Fléau» de Stephen King
«La nouvelle arriva ainsi à San Francisco qu'un mal inconnu s'était déclaré à New York, écrit-il. Personne ne s'en émut: ce n'était qu'un détail. Il n'y avait eu que quelques morts.»

La propagation d'une épidémie dans une population ignorante du danger, et qui continue de vivre comme si de rien n'était, est aussi un thème populaire –et très anxiogène– de ces récits d'anticipation. Stephen King dédie plusieurs chapitres de son très long roman, Le Fléau, à la transmission du virus, ici une grippe, par des personnages qui ne savent pas qu'ils sont déjà malades. Dans un passage qui pourrait servir de campagne de prévention contre la bise et pour la distanciation sociale, il décrit ainsi: «Sarah Bradford et Angela Dupray sortirent ensemble reprendre leurs voitures (infectant quatre ou cinq personnes sur leur passage), puis s'embrassèrent du bout des lèvres avant de se séparer. Sarah rentra chez elle pour infecter son mari, ses cinq amis qui jouaient au poker avec lui, et leur fille, Samantha.»

Des récits quasi prophétiques
On ne peut pas lire ces livres aujourd'hui sans leur conférer une portée quasi prophétique. Comme lorsque Jack London imagine sa pandémie dévastatrice qui se propage dans des villes surpeuplées –«plus les hommes vivaient les uns sur les autres, plus les nouvelles maladies étaient terrifiantes.»

Ou lorsque l'autrice canadienne Emily St. John Mandel raconte l'effondrement de nos sociétés face à une grippe fulgurante, dans son roman de 2014, Station Eleven –«Il y eut la grippe qui explosa à la surface de la Terre, telle une bombe à neutrons, et le stupéfiant cataclysme qui en résulta.» Alors que la maladie se propage sur la planète, les infrastructures s'écroulent les unes après les autres, soulignant la fragilité d'un système interdépendant qui repose sur une main-d'œuvre vulnérable et ignorée.

Jeevan, l'un des personnages principaux du récit, analyse ainsi: «Nous nous lamentions sur la nature impersonnelle du monde moderne, mais c'était un mensonge, lui semblait-il; le monde n'avait jamais été impersonnel. Il avait toujours existé une infrastructure, à la fois massive et délicate, de gens qui travaillaient tout autour de nous, dans l'indifférence générale –et quand ces gens cessent d'aller travailler, le système tout entier se trouve paralysé.»

Anarchie et chacun pour soi
S'il est facile d'établir des parallèles entre ces fictions et notre réalité, elles n'ont pas de vocation visionnaire. Pour les personnes qui les ont écrites, les pandémies et les épidémies sont surtout des opportunités dont les conséquences sont de ramener l'homme et la société à un état de survie primitif qui souligne leurs travers et leurs faiblesses.

L'un des récits les plus anciens et les plus célèbres d'épidémie est un passage de La Guerre du Péloponnèse, ouvrage écrit à la fin du Ve siècle avant J.-C. par l'historien athénien Thucydide et qui retrace le conflit athéno-spartiate. L'auteur interrompt son récit des hostilités pour raconter la peste d'Athènes qui dévaste la Grèce et décrit l'anarchie qui se propage dans la ville avec la maladie:

«Chacun se livra à la poursuite du plaisir avec une audace qu'il cachait auparavant, écrit-il. À la vue de ces brusques changements, des riches qui mouraient subitement et des pauvres qui s'enrichissaient tout à coup des biens des morts, on chercha les profits et les jouissances rapides, puisque la vie et les richesses étaient également éphémères. Nul ne montrait d'empressement à atteindre avec quelque peine un but honnête; car on ne savait pas si on vivrait assez pour y parvenir. Le plaisir et tous les moyens pour l'atteindre, voilà ce qu'on jugeait beau et utile. Nul n'était retenu ni par la crainte des dieux, ni par les lois humaines; on ne faisait pas plus de cas de la piété que de l'impiété, depuis que l'on voyait tout le monde périr indistinctement; de plus, on ne pensait pas vivre assez longtemps pour avoir à rendre compte de ses fautes.»

Le chaos et le chacun pour soi dans l'épreuve sont des thèmes récurrents de tous les romans qui racontent une pandémie. Dans La Peste écarlate de Jack London, le narrateur assène carrément: «Le temps n'était plus où l'on se dévouait pour les autres. La civilisation s'écroulait: chacun pour soi!» Tandis que Camus nous offre le personnage de Cottard, individualiste immoral qui tire profit de la tragédie qui décime Oran. «En somme, la peste lui réussit», écrit le personnage de Tarrou, qui incarne, lui, la résistance, dans son journal. «D'un homme solitaire et qui ne voulait pas l'être, elle fait un complice. Car visiblement c'est un complice et un complice qui se délecte.»

Mary Shelley explore elle aussi la dichotomie entre individualisme et sens du sacrifice à travers deux personnages. Ryland, le premier, est un leader politique qui se décharge de ses responsabilités face au danger –«Mon devoir! […] Quand je serais un cadavre dévoré par la peste, qu'adviendra-t-il de mon devoir? Chacun pour soi! Que diable emporte le protectorat s'il m'expose au danger!» Face à lui, Adrian, défini par ses idéaux et son altruisme, qui reprend le flambeau de meneur dans la crise et est prêt à risquer sa vie pour sauver son peuple («À l'Angleterre et aux Anglais, je me consacre»).

Prophètes opportunistes et fanatisme religieux

En temps de fléau, des meneurs se révèlent ainsi pour guider la population, mais aussi souvent pour alimenter et profiter de ses peurs. Prophètes opportunistes règnent soudain en maître et nourrissent les superstitions des plus vulnérables. Dans l'Angleterre décrite par Mary Shelley, «l'esprit de la superstition était né de la ruine de [leurs] espérances».

Stephen King, explique, lui, dans Le Fléau, le pouvoir du fanatisme religieux qui permet de répondre à toutes les interrogations face au chaos et à la tragédie: «La folie religieuse a ceci de merveilleux qu'elle peut tout expliquer. Dès lors qu'on accepte Dieu (ou Satan) comme cause première de tout ce qui survient dans le monde mortel, rien n'est plus laissé au hasard. Dès lors que l'on maîtrise des phrases incantatoires comme “et maintenant nous voyons dans la nuit” ou “les voies de Dieu sont insondables”, rien n'empêche plus de jeter la logique aux orties. La folie religieuse est l'un des moyens infaillibles de faire face aux caprices du monde, car elle élimine totalement le simple accident. Pour le véritable maniaque religieux, tout avait été prévu.»

«Un agent de mort aussi parfait ne pouvait être que divin. […] Cette grippe a été notre Déluge.»
«Station Eleven» d'Emily St. John Mandel
La question du «pourquoi?» est au cœur des réflexions sur les pandémies dans la littérature tant leur violence et leur arbitraire paraissent injustes et inconcevables. Dans La Peste écarlate de Jack London, le narrateur s'étonne ainsi de voir un homme cruel survivre au fléau: «On dirait qu'en dépit de nos vieilles conceptions morales il n'y a pas de justice dans l'univers.»

Des figures messianiques apparaissent pour donner sens à la tragédie, comme celle du «prophète» dans Station Eleven. Leader violent et manipulateur, il parcourt le monde dévasté par l'épidémie avec ses disciples et prêche son interprétation de la catastrophe. Pour lui, le virus foudroyant est «semblable à un ange exterminateur»: «Je considère, mes bien-aimés, qu'un agent de mort aussi parfait ne pouvait être que divin. […] Cette grippe a été notre Déluge.» Et d'ajouter que les individus qui ont échappé à la maladie ont été sauvés parce qu'ils sont «la lumière» et «les purs».

Comment croire en Dieu en temps de peste
Une idée de justice divine que l'on retrouve dans le premier prêche du père Paneloux dans La Peste, qui s'ouvre sur ces paroles: «Mes frères, vous êtes dans le malheur, mes frères, vous l'avez mérité.» Rieux, le docteur au cœur du récit de Camus, refuse cette interprétation. «J'ai trop vécu dans les hôpitaux pour aimer l'idée de punition collective, affirme-t-il. Mais, vous savez, les chrétiens parlent quelquefois ainsi, sans le penser jamais réellement. Ils sont meilleurs qu'ils ne paraissent.»

Paneloux, lui-même, reviendra sur son prêche après avoir assisté à l'agonie d'un enfant. Rieux raconte le deuxième prêche du Jésuite.

«Il fallait demeurer, et accepter de s'en remettre à Dieu, même pour la mort des enfants, et sans chercher de recours personnel.»
«La Peste» de Camus
«Il disait à peu près qu'il ne fallait pas essayer de s'expliquer le spectacle de la peste, mais tenter d'apprendre ce qu'on pouvait en apprendre. […] Dans le reste de la vie, Dieu nous facilitait tout et, jusque-là, la religion était sans mérites. Ici, au contraire, il nous mettait au pied du mur.»

Pour croire, il faut donc accepter l'arbitraire sans le questionner. Face à l'injustice de la mort d'un enfant, Paneloux, qui finira par périr lui-même un peu plus tard dans le roman, promeut un «fatalisme actif»: «Il ne s'agissait pas de refuser les précautions, l'ordre intelligent qu'une société introduisait dans le désordre d'un fléau. Il ne fallait pas écouter ces moralistes qui disaient qu'il fallait se mettre à genoux et tout abandonner. Il fallait seulement commencer de marcher en avant, dans la ténèbre, un peu à l'aveuglette, et essayer de faire du bien. Mais pour le reste, il fallait demeurer, et accepter de s'en remettre à Dieu, même pour la mort des enfants, et sans chercher de recours personnel.»

Tirer des leçons
Y a-t-il quelque chose à apprendre d'un désastre? Et, une fois le pire passé, les êtres humains retiendront-ils les leçons de ce qu'ils ont enduré? Chaque œuvre offre sa réponse à ces questions, certaines plus positives que d'autres.

Parmi les plus pessimistes, le narrateur de La Peste écarlate. Des décennies après l'effondrement de son monde, il s'interroge sur le futur de l'humanité et prédit une répétition des erreurs passées: «On refera de la poudre. […] Encore et toujours la même histoire recommencera. Les hommes se multiplieront, puis ils se battront. La poudre leur permettra de s'entre-tuer par millions, et c'est seulement de cette manière, par le feu et par le sang, qu'une nouvelle civilisation pourra se développer dans un lointain avenir. Et à quoi cela servira-t-il? Elle passera comme l'ancienne. Il faudra peut-être cinquante mille ans pour la bâtir, mais elle passera elle aussi. Tout passe.»

Un point de vue qu'on retrouve chez Stephen King, dont l'un des personnages se lamente: «L'homme a peut-être été créé à l'image de Dieu, mais la société a été créée à l'image de Son grand ennemi.» Le Fléau se conclut d'ailleurs sur une question sans vraie réponse:
«Crois-tu… crois-tu que les gens apprennent?
Elle ouvrit la bouche, hésita, ne répondit rien. La flamme de la lampe à pétrole vacilla. Les yeux de Frannie paraissaient très bleus.
– Je ne sais pas, dit-elle enfin.
Elle sembla malheureuse de sa réponse; elle sembla vouloir faire un effort pour en dire davantage, pour l'éclairer peut-être. Mais elle ne put que répéter:
– Je ne sais pas.»

Une menace jamais bien loin
Camus, lui, conclut sa peste sur les célébrations des habitant·es d'Oran, enfin libéré·es de la maladie et sorti·es de la quarantaine. C'est dans cette liesse que Rieux décide de rédiger le récit de la peste «pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser du moins un souvenir de l'injustice et de la violence qui leur avaient été faites, et pour dire simplement ce qu'on apprend au milieu des fléaux, qu'il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser.»

Mais malgré l'allégresse de la fin du calvaire, le docteur sait que la menace n'a pas totalement disparue et qu'elle est toujours prête à surprendre des populations à la mémoire trop courte.

«Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu'on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu'il peut rester pendant des dizaines d'années endormi dans les meubles et le linge, qu'il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l'enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse.»

À la fin, il reste l'art et la littérature
Mais même après le chaos et la tragédie, il nous reste toujours l'art. C'est du moins le cas dans Station Eleven. Vingt ans après la pandémie, le livre suit le quotidien d'une troupe de théâtre itinérante qui joue du Shakespeare pour les communautés de survivant·es autour des Grands Lacs d'Amérique du Nord. Les moments de grâce perdurent: «Ce qui a été perdu lors du cataclysme», écrit Emily St John Mandel, «presque tout, presque tous. Mais il reste encore tant de beauté: le crépuscule dans ce monde transformé, une représentation du Songe d'une nuit d'été sur un parking.» La devise de la troupe: «Parce que survivre ne suffit pas.» Parce que même dans les moments les plus sombres, l'art et la littérature nous offrent un refuge, nous élèvent et nous rappellent que la condition humaine ne se résume pas à la survie.

Source :Slate /Article de Marie Telling

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