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La sale guerre du gouvernement britanique

La Rédaction
Un concept revient sans cesse dans le vocabulaire politique : celui d’« État profond ». À l’origine, il renvoyait aux rapports étroits entre les institutions répressives de l’État, le crime organisé et l’extrême droite dans des pays qui ont connu des dictatures militaires, comme la Grèce et la Turquie. Il a été vidé de son contenu quand il a été repris par les tenants du Brexit et par les partisans du président américain Donald Trump. Ce que ces derniers appellent « État profond » n’est rien d’autre que l’État tout court, le gouvernement permanent des fonctionnaires et des juges avec lesquels tout pouvoir élu doit compter.
Au Royaume-Uni, toutefois, l’« État profond » a pris une forme tangible lors de la période dite des « Troubles » en Irlande du Nord. Celle-ci a vu l’affrontement des forces nationalistes, favorables à la réunification de l’Irlande et majoritairement catholiques, aux loyalistes, protestants et déterminés à tout faire pour que l’Irlande du Nord demeure au sein du Royaume-Uni. Pendant toute la durée du conflit (1968-1998), les forces de sécurité britanniques ont collaboré avec des paramilitaires responsables de centaines d’assassinats communautaristes. On dispose aujourd’hui de plus de témoignages qu’il n’en faut pour reconstituer des actions qui ont dépassé par leur ampleur celles des tristement célèbres Groupes antiterroristes de libération (GAL) en Espagne — ces escadrons de la mort parrainés par le gouvernement de M. Felipe González (1982-1996), formés pour éliminer les militants basques d’Euskadi ta Askatasuna (ETA). En Irlande du Nord, l’histoire de ce type de collusion montre à quelles extrémités l’« État profond » a accepté de recourir contre ceux qu’il avait identifiés comme des adversaires sur le territoire national.
Dans leur lutte contre le pouvoir britannique, l’Armée républicaine irlandaise (IRA) et les autres groupes républicains de moindre importance ont tué 2 057 personnes, soit 58 % du nombre total de victimes du conflit (3 532). Pour leur part, les groupes loyalistes — notamment l’Ulster Volunteer Force (UVF), formée en 1966, et l’Ulster Defence Association (UDA, 1971) (1) — ont tué 1 027 personnes. Mais ils étaient si implacables dans leur ciblage de non-combattants qu’ils sont responsables de presque la moitié des victimes civiles du conflit. Quatre-vingt-cinq pour cent des personnes tuées par des paramilitaires loyalistes étaient des civils, contre 35 % pour les républicains (2).
Officiellement, les gouvernements successifs ont toujours déclaré que leurs forces de sécurité se comportaient de la même façon avec tous les combattants, républicains ou loyalistes. Or il y avait deux raisons évidentes pour elles d’adopter une attitude différente avec les loyalistes. Contrairement à l’IRA, ils ne tentaient pas de tuer des soldats, des policiers ou des responsables politiques ; et ils étaient enracinés dans la communauté protestante et unioniste qui fournissait la grande majorité des recrues des forces de sécurité dans la région. Il ne pouvait y avoir la moindre coopération entre l’État britannique et l’IRA. En revanche, il existait une base potentielle pour une collaboration entre les forces de sécurité et les groupes loyalistes contre leur adversaire commun.
Les porte-parole du gouvernement ont qualifié de « propagande républicaine » toute évocation d’une collusion, même quand elle était formulée par des dirigeants nationalistes hostiles à l’IRA. Depuis les années 1990, toutefois, les preuves s’accumulent. Même s’il n’y a pas eu de Commission vérité et réconciliation comme en Afrique du Sud après l’apartheid, une série de rapports officiels ont établi l’existence d’une collaboration généralisée entre agents de l’État et paramilitaires loyalistes.

Des paramilitaires intégrés dans l’armée

Au cours du conflit, les formes de la violence loyaliste ont varié. Le premier pic se produit au milieu des années 1970 : entre 1972 et 1976, les groupes protestants tuent 567 personnes, dont une grande majorité de civils catholiques. S’ensuit une période de relative inactivité dans la première moitié des années 1980, avant que la campagne d’assassinats communautaristes ne reprenne de plus belle. Les loyalistes tuent 50 personnes entre 1983 et 1987 ; 224 entre 1988 et 1994. À partir de 1992, l’UVF et l’UDA font plus de victimes que l’IRA — le plus souvent des civils catholiques pris au hasard.
Le signe le plus clair du parti pris des autorités en faveur des paramilitaires loyalistes était le statut de l’UDA, une organisation restée légale de sa fondation à 1992. En 1972, une note du gouvernement fait savoir qu’il ne faut pas empêcher certains de ses membres de s’engager dans l’armée britannique à travers l’Ulster Defence Regiment (UDR) : « L’UDA n’est pas une organisation illégale, et en faire partie ne constitue pas un délit prévu par les lois militaires. C’est également une grande organisation dont tous les membres ne sauraient être considérés comme de dangereux extrémistes. Il serait contre-productif d’exclure un membre de l’UDR au motif qu’il est engagé dans l’UDA (3) » Un document classé, publié l’année suivante, révèle qu’entre 5 et 15 % des membres de l’UDR « avaient des liens avec des paramilitaires et que l’appartenance simultanée aux deux organisations était fréquente ». On y apprend également que des soldats de l’UDR livraient de manière routinière des armes et des munitions aux groupes loyalistes, leur « unique source significative d’armes modernes (4)  ».
En 1978, le gouvernement britannique fait l’objet d’une plainte de son homologue irlandais visant à faire condamner sa politique de détention sans jugement devant la Cour européenne des droits de l’homme. Lors des auditions, les représentants de l’État reconnaissent que les paramilitaires républicains et loyalistes ne sont pas traités de la même manière. Leur argument ? Les groupes loyalistes ne sont pas des organisations structurées et disciplinées comme l’IRA. L’UDA « n’était pas une organisation terroriste ; c’était, si vous voulez, la manifestation très militante — et effrayante — d’un point de vue », explique ainsi Harry Tuzo, commandant des forces britanniques en Irlande du Nord de 1971 à 1973. En privé, le gouvernement reconnaît volontiers que le raisonnement ne tient pas la route.
Une bonne partie de la recherche sur la collusion dans les années 1970 s’est concentrée sur l’activité du Glenanne Gang, une milice loyaliste responsable de plus d’une centaine de morts. Parmi les atrocités qu’elle a commises, l’histoire retient l’explosion de bombes qui ont tué trente-trois personnes à Dublin et à Monaghan en 1974. Des membres en activité de la police royale de l’Ulster (RUC) — la force armée qui fut en première ligne dans les actions britanniques de contre-insurrection — et de l’UDR faisaient partie de cette milice.
Après l’accord du Vendredi saint de 1998, la RUC devient le Service de police de l’Irlande du Nord (PSNI). Son Équipe de recherches historiques (HET) enquête sur le dossier du Glenanne Gang. Elle reconnaît que de nombreuses personnes ont accusé la RUC de ne pas avoir poursuivi efficacement cette milice lorsqu’elle était le plus active : « Des membres de la communauté nationaliste et des familles de victimes sont convaincus que, dans de telles affaires, les enquêtes n’ont pas été menées rigoureusement, dans l’objectif délibéré de dissimuler l’implication des forces de sécurité et de laisser les paramilitaires loyalistes poursuivre une campagne de terreur contre les civils catholiques. La HET n’est pas en mesure de réfuter ou de dissiper ces soupçons. L’enquête qu’elle a menée a mis au jour des omissions préoccupantes et l’absence de toute stratégie d’investigation structurée (5) »

Complicité dans les violences loyalistes

Selon la HET, il existe des « preuves indiscutables » de la collaboration entre les forces de sécurité et les paramilitaires loyalistes. Ces preuves auraient dû « déclencher un signal d’alarme » jusqu’au sommet du gouvernement, et pourtant « rien n’a été fait ; la spirale meurtrière s’est poursuivie » (6). Dans la seconde moitié des années 1970, des membres de la RUC sont impliqués dans une attaque contre un pub catholique. Des études balistiques associent leurs armes à celles utilisées par le Glenanne Gang pour divers assassinats. Le tribunal ne prononce à leur encontre que des peines avec sursis, à une exception près : celle visant un officier de police déjà condamné pour meurtre. Dans son rapport, le juge décrit les accusés comme « des hommes qui s’étaient fourvoyés et qui étaient surtout des malheureux », motivés par « la conviction que la situation exigeait davantage que le travail ordinaire de la police, ce qui se justifiait si l’on voulait débarrasser le pays de la pestilence qui s’y était installée » (7).
On comprend pourquoi, à la fin des années 1970, des ministres ont été peu enclins à creuser trop profondément cette affaire. À l’époque, la politique de contre-insurrection de Londres en Irlande du Nord évolue vers l’« ulstérisation ». Dans la lutte contre l’IRA, il s’agit de s’appuyer davantage sur des effectifs recrutés localement, pour limiter les pertes parmi les soldats et réduire la pression sur les dirigeants politiques pour qu’ils mettent fin au conflit. Si les « preuves indiscutables » de la collusion avaient été rendues publiques, le gouvernement aurait eu beaucoup plus de mal à justifier une politique de sécurité qui s’appuyait si fortement sur la RUC et l’UDR.
Au cœur de la reprise de la campagne loyaliste à la fin des années 1980 et au début des années 1990 se trouve un membre de l’UDA : Brian Nelson. Agent de la Force Research Unit (FRU), structure de renseignement secrète de l’armée britannique, il devient le responsable des services de sécurité de l’UDA. Son statut apparaît au grand jour en raison de son rôle dans la préparation de l’assassinat, le 12 février 1989, de Patrick Finucane, un avocat de haut vol qui avait défendu des suspects de l’IRA.
Sous la pression du gouvernement conservateur de M. John Major, le procureur accepte de conclure avec lui un plaider-coupable — Nelson sera condamné à dix ans de prison et libéré au bout de quatre ans — en lui garantissant qu’il ne subira pas de contre-interrogatoire lors de son procès (8), en 1992. Son donneur d’ordres, M. Gordon Kerr, témoigne à sa place, prend la « responsabilité morale personnelle » des actions de son subordonné et décrit Nelson comme un homme « tout à fait loyal au système » (9). Il apparaît après le procès que M. Kerr a induit le tribunal en erreur au sujet des activités de Nelson au sein de l’UDA : au lieu d’empêcher des actes terroristes, il avait réorganisé les fichiers des services de renseignement de la FRU afin d’améliorer la précision des ciblages.
La carrière de Nelson illustre un point central quant à la gestion des indicateurs par les forces de sécurité. La branche spéciale de la RUC, qui était à la pointe de la guerre du renseignement, disposait de centaines d’informateurs dans les groupes loyalistes, et ce jusqu’aux années 2000. Les défenseurs des forces de sécurité faisaient valoir qu’il fallait parfois fermer les yeux sur les activités criminelles de certains si les renseignements qu’ils fournissaient contribuaient à déjouer des attentats. Cependant, cet argument s’effondre si la véritable mission d’informateurs comme Nelson était de renforcer les groupes qu’ils avaient infiltrés…
Peu à peu se dessine une image claire de la complicité des forces de sécurité dans les violences loyalistes : des véhicules faisant office de barrages routiers qui se retirent mystérieusement quand une action est imminente ; des informateurs prévenus avant le moment où ils doivent être arrêtés ; des pistes évidentes qui restent inexploitées ; des preuves cachées ou détruites (10)… Face à ces révélations, l’État britannique et ses défenseurs se sont repliés sur l’affirmation selon laquelle cette collusion était un phénomène circonscrit à la base, avec pour meneurs des membres « voyous » de la RUC et de l’UDR qui livrèrent des fichiers du renseignement aux paramilitaires loyalistes et fermèrent les yeux à des moments cruciaux. Ils restent cependant muets quand on les confronte aux preuves de la collusion entre le sommet et la base. Des membres éminents de la police et de l’armée ont mis en place le cadre dans lequel leurs forces pourraient opérer, et leurs tutelles politiques à Londres en étaient parfaitement informées. Si des responsables situés au sommet de la chaîne de commandement n’avaient pas une vue complète de ce qui se passait sur le terrain, c’est qu’ils ne voulaient pas savoir.
Les gouvernements successifs ont opposé la même résistance à l’ouverture d’une enquête publique complète sur l’assassinat de Finucane ; ils craignent probablement qu’elle ne permette d’ajuster les pièces du puzzle pour reconstituer l’image complète. La bataille pour l’attribution des responsabilités ne va pas s’interrompre, et ne va faire qu’exacerber les turbulences sur une scène politique déjà déstabilisée par la crise du Brexit.
Daniel Finn
Auteur de One Man’s Terrorist : A Political History of the IRA, Verso, Londres, 2019.

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