Vaste fresque palpitante qui retrace l’expansion de l’humanité sous le prisme des changements environnementaux, Cataclysmes (Payot), de Laurent Testot, nous propose de porter un regard nouveau sur notre passé, notre présent et notre futur à l’aune d’une histoire globale. Face au défi inédit et mondial de l’anthropocène, l’auteur nous invite à une mise en perspective : la destruction de l’environnement, arrivée aujourd’hui à son paroxysme, n’est pas le propre de l’époque contemporaine. L’équipe de Mr Mondialisation a fait une au journaliste au magazine Sciences Humaines.
Mr Mondialisation : Vous décrivez dans votre livre les interactions des êtres humains avec leur environnement et comment les sociétés, depuis les chasseurs cueilleurs jusqu’à aujourd’hui, ont réagi aux changements climatiques. Sommes-nous enfants du climat ou faiseurs de climats ?
Laurent Testot : Les deux à la fois, et depuis longtemps. Nos ancêtres, qui vivaient en Afrique il y a deux millions et demi d’années, étaient enfants du climat. J’entends par là qu’ils descendaient de primates qui, il y a dix millions d’années, vivaient dans les arbres et se nourrissaient de fruits. Puis le monde s’est refroidi, la partie orientale de l’Afrique s’est aridifiée. À l’ouest, nos cousins les grands singes (gorilles, chimpanzés, bonobos) ont continué à vivre au milieu des forêts. Nos aïeux se sont retrouvés dans la savane. Ils ont expérimenté diverses solutions évolutionnistes, et une combinaison particulière leur a permis de l’emporter : la bipédie, qui permettait de courir après le gibier et de libérer les mains pour fabriquer des outils ; le régime omnivore, qui autorisait à puiser un grand spectre de nourriture et de s’adapter à tous les milieux. Et parmi ces nouveaux aliments, il y avait la viande. L’afflux de protéines animales a dopé notre organe cérébral ; la bipédie a rendu possible, anatomiquement, un gros cerveau. Plus tard, ce « gros cerveau » allait, avec son cortex sur-développé, construire tout un univers qui allait nous permettre de dominer la planète : domestication du feu, invention du langage…
Cette histoire évolutive a accouché d’un nouveau singe caractérisé par sa grosse tête, et ce singe n’aurait pas existé sans le hasard : climat qui se refroidit et coexistence avec de grands animaux. Or ces grands animaux, plus tard, nous avons su les chasser efficacement. Et cela a modifié profondément les milieux. Ainsi l’Australie voit arriver les premiers humains il y a 65 000 ans. Vingt millénaires plus tard, ce quasi-continent a perdu l’essentiel de ses grands animaux. Des herbivores qui régulaient le couvert végétal, de gigantesques kangourous qui broutaient le feuillage des arbres, des sortes de tapirs marsupiaux qui se nourrissaient des végétaux poussant au sol. Leur disparition entraîne l’aridification de l’Australie, les steppes du centre deviennent désertes, les grands fleuves s’assèchent. Les ancêtres des Aborigènes s’adaptent. Certains au désert. D’autres à des zones encore fertiles, qu’ils vont entretenir avec des brûlis réguliers, qui vont leur permettre de contrôler les plantes qui y poussent… Pendant peut-être quarante mille ans, après avoir modifié les biotopes et le climat de l’Australie, les Aborigènes ont entretenu un milieu qu’ils avaient d’abord appauvri. Ils étaient les jardiniers de l’Australie. Puis les colons européens sont arrivés, causant un nouvel effondrement biologique : avec l’apport de plantes et d’animaux invasifs, lapin, chats, renards, moutons, vaches… Et aussi avec le génocide des Indigènes, décimés par les maladies, repoussés dans les zones les plus arides. La mort des « jardiniers » a poussé les biotopes d’Australie dans le gouffre.
Mr Mondialisation : Pour décrire l’histoire de l’humanité, vous parlez de « Singe », cet animal qui après être devenu bipède a colonisé la planète entière. Néanmoins, ce singulier occulte les trajectoires très différentes des populations humaines. Pourquoi ne pas parler de « Singes » au pluriel ?
Laurent Testot : Nous avons été pluriels. Nos ancêtres les Homo ont cohabité avec des paranthropes et des australopithèques, qui ont disparu. Et comme tout groupe biologique, le genre des Homo a connu plusieurs espèces. Outre la dernière, sapiens, à laquelle nous appartenons, il y a eu Néandertal, Denisova, erectus, habilis… Tous nos frères sont morts. Il en subsiste quelques gènes en nous. Les paléoanthropologues divergent sur la façon d’interpréter les fragments de connaissance que nous pouvons avoir de ce passé, et c’est là un domaine qui évolue très vite. Je soutiens néanmoins qu’il émerge aujourd’hui une vision globale de la préhistoire, qui laisse à penser que Homo était un prédateur très efficace, et que sapiens a été sa version la plus performante. Au point que nous avons éliminé, en cent mille ans, tous nos frères : on a empiété sur leurs territoires, on les a repoussés, et les survivants, en une ultime tentative de se perpétuer, se sont dissouts en nous. Ce pourquoi nous avons 1 à 4 % de gènes de Néandertal. Mais il n’en est resté qu’un, nous, sapiens. Et j’emploie Singe comme métaphore de cette humanité globale, qui allait devenir une force géologique à part entière. Avant l’Anthropocène, marqué par une dimension énergétique, une échelle de la démesure, j’ai évoqué comment nos ancêtres ont changé le climat de l’Australie. Ça a été lent, mais effectif.
Je complète : l’humain n’est pas le premier animal à changer les climats de la Terre dans l’histoire naturelle : les vers de terre et les fourmis, des millions d’années durant, ont patiemment altéré les milieux, au point d’en changer les paramètres fondamentaux. Plus récemment, les éléphantidés sont sortis d’Afrique il y a six millions d’années, et ils se sont répandus partout – sauf l’Australie. Il y a 100 000 ans, vous en trouviez six espèces pour la seule Amérique du Nord, des mammouths laineux là où il faisait froid, des éléphants et mastodontes à peau rase là où il faisait chaud. Et ces pachydermes ont abattu des forêts entières, créant des prairies, permettant à l’herbe de conquérir des étendues immenses. Eux aussi ont affecté le climat sur le temps long.
Mr Mondialisation : Les premiers chapitres de votre livre sont perturbants : on y découvre comment les premières populations humaines ont éliminé la mégafaune – paresseux géants, mammouths, tigres à dent de sabre – sur les territoires où elles se sont développées. Est-ce une erreur de considérer que ces peuples vivaient « en harmonie » avec la nature ?
Laurent Testot : De même qu’ils ont éliminé par compétition leurs frères les autres Homo, nos ancêtres ont chassé jusqu’à l’extinction des centaines d’espèces de grands animaux. Mais entendons-nous bien : ce n’est pas un constat moral, ils ne pouvaient pas être conscients des processus à l’œuvre, qu’ils aient été ancêtres des Amérindiens ou des Européens.
Pour le comprendre, il faut remonter le temps, 100 000 ans en arrière. Il faut savoir qu’à l’inverse de ce que nous connaissons aujourd’hui, les animaux étaient alors en moyenne plus petits en Afrique qu’en Asie, et ils étaient très grands dans les Amériques, alors vierges de présence humaines. Puis les sapiens sont arrivés en Australie il y a 65 000 ans, en Europe il y a 40 000 ans, dans les Amériques (de façon massive, car il y a traces antérieures d’occupations) voici 20 000 ans. Ils étaient de plus en plus efficaces dans leurs chasses, et ils avançaient à des moments où le climat changeait très vite. La combinaison de ces deux stress, climat et chasse, a envoyé 85 % des espèces animales de plus de 50 kilos dans la tombe. Je précise : ces animaux avaient survécu à six à huit cycles de refroidissement-réchauffement massif dans le passé. Un élément a forcément été décisif, et le seul qui se corrèle de manière systématique à ces vagues d’extinction est la progression de sapiens. Dès lors, nous avons un problème de mauvaise conscience. Les terres les plus affectées par la disparition de la mégafaune, Amériques et Australie, sont aussi les continents les plus affectés par les génocides coloniaux – en disant cela, je mets de côté le plus monstrueux, car le plus planifié de tous, des crimes coloniaux, les Traites négrières. Parce qu’Australie et Amériques étaient hors de l’écoumène, la partie connectée du monde ancien, Afrique-Asie-Europe.
Dans l’Ancien Monde, on avait du fer et du bétail, mégafaune survivante que l’on élevait afin d’en tirer plus de viande. L’aurochs était devenu vache. La cohabitation Singe-bétail a créé un bouillon de culture, dont ont émergé de nombreux pathogènes, auxquels les populations de l’Ancien Monde ont fini par plus ou moins s’immuniser. Quand les Européens ont débarqué dans les Amériques, puis en Australie, leur seul souffle était habité de mort : un Espagnol a éternué sur les plages des Caraïbes, un jour de 1492, et il a potentiellement expectoré des germes de variole-grippe-peste-rougeole-rubéole-etc. au visage de ses vis-à-vis, qui étaient naïfs à ces germes, n’y avaient jamais été exposés. Le cocktail de guerre biologique parfait. Les Amérindiens avaient appris, par le feu, à produire énormément de nourriture dans leurs milieux. Parce qu’ils n’avaient ni acier pour abattre les arbres, ni animaux de traits pour tirer les souches, ni soc pour labourer, ils étaient devenus maîtres du brûlis, de l’agroécologie. La même situation qu’en Australie avait débouché sur des solutions similaires, qui avaient été approfondies technologiquement dans les Amériques, avec une agriculture identifiable comme telle. Au 16e siècle, les maladies ont réduit la population amérindienne à 10 % de ses effectifs d’origine. Quand Colomb est arrivé, il y a avait environ 50 millions d’Amérindiens. Un siècle plus tard, il en restait 5 millions. Les Européens ont conquis si aisément les Amériques parce qu’elles se sont vidées de leurs habitants. Et ce manque de population a été aussi la raison pour laquelle ils ont déporté 12 à 13 millions d’Africains, pour fournir la main-d’œuvre nécessaire à la mise en place du système de plantation.
Si on devait résumer : les ancêtres des peuples indigènes ont exterminé, comme tous les humains, les grands animaux qu’ils ont trouvés à leur arrivée. Puis ils ont appris à entretenir leurs milieux, à les enrichir, à produire plus. Ils avaient atteint un point d’équilibre biotopique, et l’irruption de l’Europe coloniale les a fait basculer dans le gouffre. Cela nous pose un double problème : d’abord, les indigènes étaient effectivement les gardiens de leurs écosystèmes, et nous devons les réhabiliter dans ce rôle. Mais ce n’est pas un état acquis de toute éternité. Ensuite, il ne faut pas incriminer les Européens pour les crimes commis autrefois, car les processus cognitifs étaient autres, leurs connaissances bien inférieures aux nôtres. Il faut étudier cette histoire pour éviter qu’elle se répète, pas pour en tirer des récépissés de dettes qui s’imposeraient aux descendants.
Mr Mondialisation : La situation contemporaine semble néanmoins inédite, car la perspective d’un déclin de la civilisation est désormais mondiale…
Laurent Testot : Cela est lié à l’histoire de l’expansion européenne, liée à la mise en œuvre progressive d’un package capitalisme-libéralisme-scientifisation. Le capitalisme a permis de mutualiser les ressources en argent, invention permettant depuis longtemps de pousser une société à surproduire. Le libéralisme a écrit le mythe quasi religieux qui a donné sens à l’univers que créait l’Europe. Et la scientifisation a permis, en mettant le monde physique en règle, de l’asservir technologiquement et de développer un armement et outillage toujours plus performants. Cette histoire s’est accompagnée du recours massif à des énergies fossiles. Cette perfusion a accéléré l’histoire, et elle avait le potentiel de transformer l’humanité en dieu. Mais Singe n’était pas outillé pour occuper cette position. En gros, nous brûlons toujours plus d’énergie fossile, nous nous arrangeons pour qu’elle soit toujours plus accessible alors qu’elle nous tue à petit feu, et nous condamnons nos enfants à vivre, dès les prochaines décennies, dans un monde réchauffé, de plus en plus violent, aux ressources désintégrées.
À l’horizon 2100, nous devinons que ce monde sera invivable dans son ensemble. C’est là le scénario de loin le plus probable. Il n’est pas forcément inéluctable. D’abord parce qu’il existe des récits alternatifs. Le capitalisme a produit une caste de privilégiés, qui aura peut-être les ressources pour s’abstraire du devenir commun en réalisant le programme transhumaniste ou une variante. Il existe d’autres possibilités : Singe est toujours habité par le grand récit, le mythe du capitalisme libéral. Une croissance infinie, reposant sur la croyance que les ressources naturelles sont gratuites et inépuisables, qui permettra à l’humanité de toujours vivre mieux. Ce récit est toujours actif. Sur la planète, de plus en plus de personnes accèdent aux conforts de la société de consommation : chauffage, eau courante et smartphone. Depuis l’an 2000, près d’un milliard et demi de Terriens sont entrés dans les classes moyennes, celles qui consomment. Un quadruplement en quinze ans. Et c’est une vague qui persiste, en Chine, en Inde, ailleurs. L’OCDE prévoit que nous serons 4 milliards à vivre comme un Européen moyen sur Terre ! Cinq siècles durant, l’histoire s’est écrite à l’aune de l’Europe. C’est aujourd’hui l’Asie qu’il faut regarder. L’histoire s’accélère aujourd’hui en Asie. La Chine est un pollueur monstrueux, à l’échelle de 1,4 milliard d’humains qui rêvent de vivre mieux, et voient leur pays se transformer en désert. L’Inde, tout aussi peuplée, a à cœur de suivre la même trajectoire. Or il reste possible, par une mutation de nature idéologique, « religieuse » au sens large, d’imposer un autre récit.
Laurent Testot, Cataclysmes : une histoire environnementale de l’humanité, Payot, 2018, 700 pp. ISBN : 978-2228921633. Prix : 11 euros.
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La Rédaction