⚓Des personnes qui l'ont lu? Des avis?
🍃Voici un extrait du Chapitre 7.🍂
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— Bonjour... Bien dormi ?
Adem acquiesça en s’étirant sur le pas de la grotte. Mika pompait le réchaud à alcool, accroupi au pied d’un arbre.
— Cet appareil me tape sur le système. Des fois, il marche au quart de tour, des fois, il fait des siennes. Je voulais te préparer des beignets avant ton réveil.
— Apparemment, c’est raté.
Adem laissa son regard survoler la plaine qui s’étalait en bas, semblable à un paradis.
— Quelle vue magnifique !
— N’est‐ce pas ? s’exclama Mika qui parvint enfin à allumer le réchaud. Je passe des heures à contempler la vallée. J’ai l’impression d’être un aigle veillant sur son royaume. Surtout quand il fait beau comme aujourd’hui. Tout est calme, limpide, on dirait un monde intérieur.
Adem s’avança au bord du ravin ; les yeux mi‐clos, le visage offert au soleil, il aspira à pleins poumons les senteurs de la forêt. Il regarda le précipice, suivit la chute vertigineuse de la falaise qui se brisait dans le lit d’une rivière, écarta les bras et se souleva sur la pointe des pieds comme s’il s’apprêtait à se jeter dans le vide.
— C’est le parfait plongeoir pour en finir avec les vacheries de la vie.
— Ce n’est pas bien de commencer la journée avec des idées pareilles, l’apostropha le nain. Il ne faut pas parler comme ça de bon matin. Quand on se lève, on dit bonjour et on frappe du pied le sol pour se donner du cran.
Adem revint s’asseoir à côté de son hôte.
— Il y a une retenue d’eau, pas loin d’ici, dit Mika. Si tu as du linge à laver ou si tu veux te baigner, je peux t’y conduire.
— Il faut que je m’en aille.
En vérité, Adem était trop fatigué pour reprendre la route, mais son orgueil lui interdisait de l’avouer. Il savait surtout que le nain essayerait de le retenir, et lui, d’abord réticent, finirait par se laisser convaincre. L’endroit lui plaisait. Il y avait à boire et à manger, et un matelas pour dormir. Les nuits à la belle étoile étaient certes romantiques, cependant les morsures de la terre ferme empêcheraient un poète de rêver.
Après avoir englouti les beignets et bu son café, Adem consulta la position du soleil.
— Je pense que tu as raison. J’ai largement le temps, avant de m’en aller, de faire un peu de lessive et, si l’eau est bonne, de prendre un bain. Je ne me suis pas lavé depuis des semaines.
— Tu vas adorer, lui promit Mika.
L’endroit était magique. On entendait pépier les oiseaux dans les arbres. Une cascade déversait ses filandres cristallines dans un bassin naturel. Son clapotis embaumait le silence d’une douce quiétude.
Mika se mit aussitôt à poil et sauta dans l’eau.
Adem garda son slip ; il entra dans le bassin à petits pas en tâchant de ne pas glisser sur les galets.
— C’est glacé, constata‐t‐il.
— À réveiller une momie, s’enthousiasma Mika en soulevant des gerbes d’eau autour de lui.
Les deux hommes se baignèrent, puis ils lavèrent leur linge et s’étendirent au soleil, épuisés et ravis.
— C’est ma piscine privée, décréta Mika, les doigts croisés sous la nuque.
Adem ne se souvenait pas de s’être senti aussi rasséréné.
Mika se mit à pédaler dans le vide.
— Putain, quel pied !
— Ce sont les bonnes sœurs qui t’ont appris à être grossier ?
— Disons que j’ai modernisé mon langage dans les
bas‐fonds. Dans ces endroits‐là, le parler est plus vrai, juste, sans fioritures et mieux adapté à notre époque. Il dit le monde tel qu’il est : ordurier, fourbe, brutal et obscène.
Il y eut un silence.
Adem ferma les yeux pour savourer l’instant.
— Tu aimerais vivre vieux, toi ?
Adem ébaucha une moue évasive.
— Moi pas, dit Mika. Je me vois mal râler pour des broutilles, geindre au moindre mouvement, ne plus me rappeler ce que j’ai mangé à midi et moisir sur un lit d’orties, langé, aigri et malheureux. Moi, ajouta‐t‐il sur un ton théâtral, je veux mourir en marchant, solide sur mes mollets, pour poursuivre mon chemin comme un fantôme qui voit tout et que personne ne voit.
— Tu n’aimes pas les oiseaux ?
— Si.
— Alors, pourquoi tu ne les écoutes pas ?
Mika leva les mains.
— Reçu cinq sur cinq... Si mon lyrisme te barbe, je m’écrase. Pour une fois que je rencontre un gars instruit, j’ai pensé...
— Ne pense pas, l’interrompit Adem, écoute les oiseaux.
Mika tira une fermeture Éclair imaginaire sur sa bouche. Il parvint à observer le silence pendant deux minutes, puis, à bout de souffle comme s’il était en apnée, il lâcha :
— Tu as été marié ?
— ...
Mika replia la jambe, le genou en l’air, clapa des lèvres. Il confia :
— Je donnerais tout pour avoir une femme, moi.
Adem émit un hoquet dédaigneux.
— Tu donnerais tout pour avoir de la compagnie, tout pour avoir une femme. À t’entendre, on te croirait plus riche que Crésus alors que tu ne possèdes que ton âme, et encore, elle ne t’appartient pas.
— Ce n’est pas interdit de rêver. J’aime bien rêver, moi. Ça fait du bien. Tu es là, nu comme un ver, tu regardes le ciel et tu te vois planer. Tu imagines des choses qui te comblent de plaisir et ça te fait croire que tu es heureux pour de vrai. N’est‐ce pas une façon comme une autre de se réconcilier avec soi‐même ?...
Mika se tourna un peu plus sur le flanc pour bien se mettre face à Adem. Il raconta :
— Pour fêter mes vingt ans, j’ai pris mon courage à deux mains et je suis allé au bobinard. Il y avait des militaires et des types patibulaires qui attendaient leur tour dans la salle. Ils avaient presque oublié pourquoi ils étaient là quand ils m’ont vu débarquer. Ils se sont mis à se marrer et à me décocher des piques, genre « V’là le bélier, gare au pont‐levis » et des trucs de godiches qui font les malins pour se faire remarquer. Eh bien, ils avaient beau ricaner et faire les intéressants, je ne me suis pas laissé démonter. Pour amuser la galerie, la tenancière m’a choisi la plus grosse des filles, avec un postérieur aussi large qu’un comptoir de tripot. Il fallait la voir, la Berthe, avec son relief accidenté à donner le vertige. Lorsqu’elle éternuait, son corps tremblait comme une énorme frayeur. Au début, elle a fait sa snob et a refusé de me prendre. « Il me claquerait entre les cuisses », qu’elle a averti. Mais la tenancière a insisté, et les clients se sont mis à l’encourager en alignant les « Allez, Berthe, c’est pour la bonne cause. Et puis, on est là pour te tirer d’affaire au cas où ça tourne mal ». Ils se tenaient le ventre à force de rigoler. « Fais gaffe, Demi‐Coït, m’a lancé un goumier moche comme ses godasses, ne pousse pas le gland profond. C’est pas un con qu’elle a, la Berthe, mais une plante carnivore. » Tout le monde me sortait sa petite contribution de comique à deux sous. Même un vieux hibou qui ne comprenait rien à rien et qui se torboyautait pour faire croire qu’il affichait la même fréquence que la clique. La Berthe n’était pas ravie de s’occuper de moi, alors là pas du tout. Je lui foutais la honte. Elle m’a roulé devant elle comme une pelote de laine jusque dans sa piaule sordide. Elle ne s’est même pas donné la peine de se déshabiller. Elle a juste retroussé son chemisier par‐dessus le nombril et m’a sommé de faire vite. « Arrête de me chatouiller », qu’elle pestait sans arrêt pendant que je crapahutais sur sa bedaine gélatineuse. J’avoue qu’elle m’a vachement perturbé, la Berthe. Elle soufflait dans son chewing‐gum et le faisait éclater contre mon front. Comment veux‐tu que je prenne mon pied de cette façon ? Et tu sais quoi ? Elle a doublé le tarif avant de me fiche dehors. Ouais, monsieur, elle a exigé un supplément parce que, d’après elle, elle m’a fait une faveur.
Adem se tordait de rire, le poing dans la bouche.
— Toute la clientèle m’attendait dans la salle, la gueule fendue jusqu’aux oreilles. « Alors, tu l’as défoncée ? Sûr que tu l’as laissée pour morte. Elle pourra plus marcher comme avant. » Ils se sont bien payé ma tête, les fumiers. Eh bien, le lendemain, je suis retourné au bobinard pour leur montrer que je ne suis pas le genre à lâcher le morceau.
Mika se remit sur le dos, un sourire bienveillant sur la figure.
— On n’est pas bien, ici ? On se bidonne et on prend du bon temps. Couchés sur une pierre ou sur de l’herbe, on est deux parfaits dieux sur leur nuage. Pourquoi veux‐tu renoncer à ce que tu tiens dans la main pour aller chercher ce que tu ne rattraperas probablement jamais ?
— Je veux voir à quoi ressemble la liberté.
— Tu y es, mon vieux. On bouffe et on dort à notre guise. Personne ne nous marche sur les pieds. Si ce n’est pas ça la liberté, qu’est‐ce que c’est ?
— Il faut que je m’en aille. C’est important.
— Où veux‐tu aller avec cette fournaise ? Tu casserais un œuf sur un caillou qu’il frirait dessus aussitôt. Reste avec moi jusqu’à la fin de l’été et après, on partira ensemble. Je connais des endroits peinards et j’ai pas mal d’abris un peu partout. Tu auras l’embarras du choix. Et puis, il faut bien que tu aies quelqu’un avec qui tailler une bavette.
— Je n’arrive pas à me supporter moi‐même... Tu es sur les routes depuis quand ?
— Depuis pas mal d’années. Lorsque les tueries ont commencé dans les maquis, j’ai dit à sœur Thérèse qu’il était temps pour moi de voler de mes propres ailes. Je n’ai pas volé bien haut, et l’atterrissage a été brutal. J’étais un peu Mowgli sortant de sa forêt. Très vite, je me suis aperçu que la compagnie des loups était moins navrante que la proximité des hommes. Six mois plus tard, je suis retourné au couvent. Il n’y avait que des feuilles mortes dans les corridors et des cadavres de pigeons en train de pourrir par terre. J’étais de nouveau seul. Le monde me paraissait aussi accablant que le deuil, sauf que le mort, c’était moi. J’étais l’ombre de quelqu’un qui me tournait le dos dans la glace. Même en passant de l’autre côté du miroir, impossible de le voir de face.
Une libellule virevolta çà et là, effleura l’eau de la retenue et fila en vrombissant rejoindre les moucherons qui gravitaient autour d’une touffe de lentisques.
— Tu penses que je ne suis pas digne d’être ton ami ? s’enquit Mika.
— Personne n’a besoin d’être digne de qui que ce soit.
— Ce n’est pas que les gens me manquent, précisa Mika. J’ai appris à vivre sans eux. Mais un ami, une fois par hasard, ce n’est pas rien. J’ai besoin de me fier à quelqu’un, de partager avec lui les joies et les soucis.
— Je ne suis pas cet ami.
Mika frappa dans ses mains, désappointé.
— Ce que tu peux être borné, quand même.
— Nous y voilà, grogna Adem en se mettant sur son séant, le visage cramoisi. Je t’accorde un soupçon d’importance, et hop ! tu me jettes à terre.
— Qu’est‐ce que j’ai dit de mal ? Je ne t’ai pas manqué de respect.
— La familiarité déplacée prépare le terrain à l’offense. Ça commence par « borné » et ça finit en « fils de pute ».
— Si mes propos t’ont heurté, je te demande pardon. Je t’ai fait rire, il y a deux secondes. Tu as bien rigolé, non ? Ça prouve qu’il y a encore de la place pour les bonnes choses dans ton cœur et que ton esprit n’est pas entièrement dédié aux rancunes...
Adem dévisagea longuement le nain puis, ne trouvant pas de mots assez forts pour faire mal, il cracha sur le côté et se recoucha.
Mika se leva et alla se jeter dans la retenue. Il avait l’impression de renverser d’une main ce qu’il se tuait à redresser de l’autre. Il barbota dans l’eau, le temps de remettre de l’ordre dans ses idées, et revint lézarder au soleil, près d’Adem.
On n’entendait que le roucoulement de la petite cascade qu’accompagnaient le gazouillis des oiseaux et le zézaiement des moucherons.
Mika se promit de garder le silence. La susceptibilité à fleur de peau de l’instituteur l’embarrassait. Il se gratta la tête, les genoux, se mordilla les ongles, tournicota sa barbiche, renifla, se racla la gorge en jetant des regards fuyants à Adem. Incapable de se taire cinq minutes d’affilée, il lâcha :
— Tu crois qu’on peut sécher la mer ?
Adem frémit de la tête aux pieds.
Mika comprit qu’il venait de toucher une fibre particulièrement sensible. Il se mordit la langue à la trancher.
— Qu’est‐ce que tu as dit ?
— Rien... Je t’ai seulement demandé si on pouvait sécher la mer.
— Pourquoi cette question ?
— Ben, bafouilla Mika, tu n’as pas arrêté de parler dans ton sommeil.
— Je parlais de quoi ?
— Je n’ai pas tout saisi.
— Je parlais de quoi ? hurla Adem, les veines du cou saillantes de colère.
— De trucs bêtes, comme quoi il y aurait des mondes meilleurs ailleurs et que pour s’y rendre, il faudrait pomper la mer jusqu’à ce qu’il n’en reste que du sel.
— Et quoi d’autre ?
— C’est tout.
Il ment, pensa Adem, je vois dans ses yeux qu’il ment. Sûr que j’ai parlé de Dalal aussi. Surtout d’elle. Et ce lutin a tout entendu. Il doit me mépriser. C’est pour ça qu’il se paye ma tête depuis le matin.
Adem saisit le nain par la gorge et l’écrasa au sol. Il tremblait de rage, le regard meurtrier.
— Je veux savoir ce que j’ai dit dans mon sommeil. Tout ce que j’ai dit.
— Tu es en train de m’étrangler. Lâche‐moi, veux‐tu ?
— Pas avant que tu m’aies tout répété.
Mika tendit le bras vers sa musette, en tira un couteau qu’il brandit sous le menton de l’instituteur.
— Bas les pattes, sinon je te saigne comme un porc.
Adem ne lâcha pas prise.
— Tu n’as pas honte d’espionner les gens ?
— Je n’écoute pas aux portes, protesta Mika. Ce n’est pas ma faute si tu parles dans ton sommeil. Et puis, je n’ai pas capté tout ce que tu baragouinais. Je dormais, moi aussi, figure‐toi. Je me demande d’ailleurs si je n’ai pas rêvé. Et maintenant, lâche‐moi. On ne va pas se fâcher pour des futilités.
Adem retira sa main.
— Je ne suis pas un mouchard, poursuivit Mika. Si tu as tué des gens, si tu es en cavale ou bien en désertion, sache que tu n’as rien à craindre de moi.
— Ferme‐la. Je ne veux plus t’entendre.
Les deux hommes ne s’adressèrent plus la parole.
Mika alla s’asseoir au bord de la retenue, les pieds dans l’eau, et ne bougea plus.
Adem couvrit du bras son visage pour masquer le
roulement féroce de ses mâchoires.
Par‐delà la crête, un rapace, qui avait l’air d’avoir horreur du vide, s’évertuait à faire croire qu’il remplissait le ciel à lui tout seul.
Le linge avait séché. Adem se rhabilla, ramassa ses effets personnels et se dépêcha d’aller récupérer son sac laissé dans la casemate pour reprendre la route. Rien ne le retenait dans ce coin perdu que hantait un « gnome envahissant ».
Mika enfila à moitié son pantalon et s’élança à la poursuite de l’instituteur en sautillant tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre.
— Attends‐moi, voyons. On ne peut plus t’adresser la parole sans te faire sortir de tes gonds. Tu es franchement pénible, à la fin.L’instituteur pressa le pas.
— Si je t’ai énervé, pardonne‐moi. Je t’assure que je ne pensais pas à mal. S’il te plaît, ne t’en va pas. Je te raconterai des cocasseries jusqu’à expurger tes veines du mauvais sang qui les infecte.
— Ne t’approche pas de moi.
— Mais pourquoi ? (Il arriva à la hauteur de l’instituteur, se mit en travers de son chemin.) Je suis désolé. Que faut‐il que je fasse pour que tu me pardonnes ? Que je me jette à tes pieds ?
— Je te marcherais dessus.
— Je veux qu’on soit amis, c’est tout.
— Je n’ai pas besoin d’un casse‐pieds. Je prends mes cliques et mes claques et je me barre d’ici.
— Pour aller où ?
— Au diable, s’il le faut.
— Le diable est en toi.
Adem s’arrêta net, foudroyé par le cri de Mika.
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✍🏻Par Yasmina Khadra