Les espaces d'une autre vie, comment c'est loin
Quelques rapprochements entre mâles du siècle.
par Jacques BELLEZIT
Il faut croire qu'il y a dans le bocage normand une
étrange Hippocrène : De cette source mystérieuse creusée d'un coup de sabot de Pégase
coulerait une eau propre à inspirer les Muses.
Ou peut-être est-ce la pluie : Non contente d'hydrater
l'herbe grasse qui donne le bon lait normand, elle inspire aussi une certaine
mélancolie chez deux enfants du pays que l'on ne songerait guère a rapprocher :
OrelSan et François-René, vicomte de Chateaubriand.
Rapprocher le célèbre
mémorialiste, homme politique chrétien du XIXème siècle avec la plume
provocatrice et délicieusement politiquement incorrecte du rap français c'est
prendre le risque de mélanger l'eau et l'huile ou de départager Bretons et
Normands sur la question du Mont-Saint-Michel.
Cependant, outre le fait d”OrelSan et Chateaubriand sont nés[1] et ont grandi[2] dans un environnement pluvieux, ils partagent tous deux une mélancolie révélatrice de leur siècle.
Entre une écriture “ passionnant
miroir d'une certaine France morose, jouisseuse, immature et désenchantée”[3]
et celle d'un “ désespéré [qui] [...] jusque dans son désespoir [...]
Fait face, […] se
redresse de toute sa taille”[4]
comment ne pas trouver des points communs?
Tous les deux ont mettent en
scène le spleen avec un lyrisme assumé :
entre une complainte ou Chateaubriand appelle à un ailleurs devant “emporter
René dans les espaces d'une autre vie ! “[5]
et un OrelSan “en avant dans la fuite […] Incapable de faire des
choix [...] comme [ses] figurines, inutile”[6],
il est en effet difficile de ne pas faire de parallèles.
Si Chateaubriand est
indéniablement marqué par un christianisme dont il dépeignit le “génie”
à la postérité, le rappeur de Caen semble d’une plume plus agnostique.
Mais si il déclare “J'crois un peu en Dieu,
mais pas vraiment. J'irai avec les mécréants quand j'partirai les pieds devant “[7],
c’est pour mieux déverser sa bile dans un moment de désespoir contre “les
sectes, [...] les religieux Ceux qui voudraient m'imposer des règles pour que
j'vive mieux”[8]. Le
tout avant de revenir vers un “Paradis”[9] dans lequel il se sent “assez béni"
pour emmener sa compagne " (...)
à l'église. Dire au prêtre : "Oublie l'truc où la mort nous sépare,
on va rester dans cette vie" , préférant ainsi bâtir son paradis sur
cette terre, avec celle qu’il aime, tournant la page de ses des amours
adolescentes plus vénales, sur lesquelles il s’épanche avec son compère Gringe[10].
De là à voir une forme de rédemption pour son turbulent
alter-ego “Jimmy Punchline”[11],
autoproclamé “seul écrivain potable depuis Victor
Hugo”(qui lui-même voulait être “Chateaubriand
ou bien rien!”), le pas est tentant...
Le conservatisme, voire la réaction d’un Chateaubriand se comprennent par son effarement suite à la déchristianisation de la France, les têtes
coupées de la Révolution et la chute de l’Empire, qui laisse chaque “enfant
du siècle”[12] dans
un profond désarroi
Celui d’OrelSan se retrouve dans la peinture qu’il fait de la médiocrité, celle
qui “commence quand les passions meurent”[13],
et qui, en un mouvement de rage peut l’emmener jusqu’au “suicide social”[14].
Mais il s’explique aussi du fait qu’il ne se
sente jamais à sa place: “si seul”[15],
le “petit con de bourgeois”[16] en
viendrait à ne plus s’étonner de rien[17],
notamment en matière de tendances, de plus en plus volatiles et labiles.
Les deux normands vivent aussi dans le culte d’un grand Homme: OrelSan écrivant
“chaque phrase comme si Michael pouvait voir ça “[18],
affirmant avoir vu mourir la moitié de sa jeunesse “en l’an de grâce MJ+1”[19] là
où Chateaubriand rappelle dans son “Génie du Christianisme” la grandeur
d’une figure comme celle de Blaise Pascal[20]
ou reconnaissant en un Napoléon Bonaparte, qu’il n’appréciait cependant guère,
le « plus puissant souffle de vie qui eut jamais agité l'argile humaine »
Comparaison n’est pas raison il est vrai, les deux hommes, inscrits dans leur temps et leur siècle développent chacun leur individualité. Mais ce qu’ils ont à dire sur leurs générations respectives, ses mots et ses maux incitent fortement a les rapprocher, a les faire correspondre fut-ce « comme de longs échos qui de loin se confondent. Dans une ténébreuse et profonde unité”[21].
Vaste programme certes
dont on aura dressé ici qu’une ébauche.
Mais à l’heure où « l’individualisme systématique, le profit à n’importe
quel prix, le matérialisme, l’emportent sur les forces de l’esprit”[22] à la grande horreur, semble-t-il, de nos protagonistes, ces
brèves correspondances pourront elle
participer à faire dépasser les préjugés
et les querelles de chapelles (“Chateaubriand
c’est le moyen âge!” “Les rappeurs sont tous des voyous braillards”) et à
redécouvrir la richesse d’une langue qui embellit même l’indicible mal-être,
qu’il soit spleen ou seum, et ainsi apaiser, un temps soit peu,
les malheurs d’ « une génération désenchantée »[23]
qui fait son éternel retour….
écrit par Jacques BELLEZIT
[1]“J’étais presque mort quand je vins au jour.
Le mugissement des vagues, soulevées par une bourrasque annonçant l’équinoxe
d’automne, empêchait d’entendre mes cris : on m’a souvent conté ces
détails ; leur tristesse ne s’est jamais effacée de ma mémoire. Il n’y a
pas de jour où, rêvant à ce que j’ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur
lequel je suis né, la chambre où ma mère m’infligea la vie, la tempête dont le
bruit berça mon premier sommeil “
(Mémoires d'Outre Tombe, Livre Premier, François-René, vicomte de
Chateaubriand)
[2]"Chez moi, y'a du soleil quarante jours par an
Tu peux passer la plupart de l'année à l'attendre […]
J'connais qu'le bruit d'la pluie, l'odeur
du béton mouillé
Si j'suis parti, c'est parce que j'avais peur de
rouiller
Trempé, j'aurais jamais pensé
Qu'le mauvais temps finirait par me manquer” (“La Pluie” Orelsan)
[3]Descriptif du concert d'Orelsan au printemps de Bourges 2012 : http://edition2012.printemps-bourges.com/fr/programme/orelsan.php
[4] Ph. de Saint Robert dans De
Gaulle et ses témoins - Rencontres historiques et littéraires, Bartillat,
1999, p. 28
[5]René, François-René de Chateaubriand
[6]“Inachevés” - Les Casseurs Flowters-
[7]ORELSAN La Peur de l’échec -
“Perdu d’avance” 7th
Magnitude / Wagram - 20/02/2009
[8]ORELSAN Suicide Social - Le chant des Sirènes - 7th Magnitude
/ 3ème Bureau / Wagram26/09/2011
[9]ORELSAN
Paradis - 7th Magnitude / 3ème Bureau / Wagram - 05/10/2018
[10]Les Casseurs Flowters 01h16 - Les putes et moi” © WARNER CHAPPELL MUSIC FRANCE, 7TH MAGNITUDE, VIZIOZ - 2013
[11]ORELSAN
“Jimmy Punchline” - “Perdu
d’avance” 7th Magnitude / Wagram -
20/02/2009
[12]Voir pour cet état d’esprit ce qu’écrivit Alfred
de Musset dans sa “Confession d’un enfant du siècle” : « le siècle présent, en un mot, qui sépare le
passé de l’avenir, qui n’est ni l’un ni l’autre et qui ressemble à tous deux à
la fois, et où l’on ne sait, à chaque pas qu’on fait, si l’on marche sur une
semence ou sur un débris »
[13]Les Casseurs Flowters Inachevés - BO
“Comment c’est loin”- 7th Magnitude / 3ème Bureau / Wagram11/12/2015
[14]ORELSAN Suicide Social - 7th Magnitude /
3ème Bureau / Wagram26/09/2011
[15]ORELSAN “Si Seul” - Le chant des Sirènes -7th
Magnitude / 3ème Bureau / Wagram26/09/2011
[16]Les Casseurs Flowters “Si Facile” - BO
“Comment c’est loin” 7th Magnitude / 3ème Bureau / Wagram11/12/2015
[17]ORELSAN “Plus rien ne m’étonne” - Le chant des
Sirènes - 7th Magnitude / 3ème Bureau /
Wagram26/09/2011
[18]ORELSAN “San” - Le chant des Sirènes - 7th
Magnitude / 3ème Bureau / Wagram 26/09/2011
[19]ORELSAN “RaelSan” Le chant des Sirènes - 7th
Magnitude / 3ème Bureau / Wagram 26/09/2011
[20]Voir à ce titre l’interessant papier publié dans le webzine “Le Rap en France” sur le “divertissement” pascallien dans les chansons d’OrelSan/des Casseurs Flowters : Orelsan, Gringe et Pascal : pensées de la mort et de la vie : Orelsan, Gringe et Pascal : pensées de la mort et de la vie (lerapenfrance.fr) , 15/07/2016
[21]Charles Baudelaire “Correspondances” in
“Les Fleurs du Mal”
[22] “Que dire à un jeune de 20 ans ?” Hélie de Saint Marc - Texte dit par Jean Piat
- CD ,
SECOURS DE FRANCE
[23]Mylène Farmer - Désenchantée Polydor, Polygram Music 18 mars 1991
MANUSCRITS autographes" les Mémoires d'Outre-Tombe" |
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