C’est sur ce balancement qu’il faudrait s’arrêter, singulier instant où la spiritualité répudie la morale, où le bonheur naît de l’absence d’espoir, où l’esprit trouve sa raison dans le corps. S’il est vrai que toute vérité porte en elle son amertume, il est aussi vrai que toute négation contient une floraison de « oui ». Et ce chant d’amour sans espoir qui naît de la contemplation peut aussi figurer la plus efficace des règles d’action : au sortir du tombeau, le Christ ressuscitant de Piero della Francesca n’a pas un regard d’homme. Rien d’heureux n’est peint sur son visage - mais seulement une grandeur farouche et sans âme, que je ne puis m’empêcher de prendre pour une résolution à vivre. Car le sage comme l’idiot exprime peu. Ce retour me ravit. Mais cette leçon, la dois-je à l’Italie, ou l’ai-je tirée de mon coeur ? C’est là-bas, sans doute, qu’elle m’est apparue, mais c’est que l’Italie, comme d’autres lieux privilégiés, m’offrait le spectacle d’une beauté où meurent quand même les hommes, ici encore la vérité doit pourrir et quoi de plus exaltant ? Même si je la souhaite, qu’ai-je à faire d’une vérité qui ne doive pas pourrir ? Elle n’est pas à ma mesure. Et l’aimer serait un faux-semblant. On comprend rarement que ce n’est jamais par désespoir qu’un homme abandonne ce qui faisait sa vie. Les coups de tête et les désespoirs mènent vers d’autres vies et marquent seulement un attachement frémissant aux leçons de la terre. Mais il peut arriver qu’à un certain degré de lucidité, un homme se sente le cœur fermé et, sans révolte ni revendication, tourne le dos à ce qu’il prenait jusqu’ici pour sa vie, je veux dire son agitation. Si Rimbaud finit en Abyssinie sans avoir écrit une seule ligne, ce n’est pas par goût de l’aventure, ni renoncement d’écrivain. C’est « parce que c’est comme ça » et qu’à une certaine pointe de la conscience, on finit par admettre ce que nous nous efforçons tous de ne pas comprendre, selon notre vocation. On sent bien qu’il s’agit ici d’entreprendre la géographie d’un certain désert. Mais ce désert singulier n’est sensible qu’à ceux capables d’y vivre sans jamais tromper leur soif. C’est alors, et alors seulement, qu’il se peuple des eaux vives du bonheur.
À portée de ma main, au jardin Boboli, pendaient d’énormes kakis dorés dont la chair éclatée laissait passer un sirop épais. De cette colline légère à ces fruits juteux, de la fraternité secrète qui m’accordait au monde à la faim qui me poussait vers la chair orangée au-dessus de ma main, je saisissais le balancement qui mène certains hommes de l’ascèse à la jouissance et du dépouillement à la profusion dans la volupté. J’admirais, j’admire ce lien qui, au monde, unit l’homme, ce double reflet dans lequel mon cœur peut intervenir et dicter son bonheur jusqu’à une limite précise où le monde peut alors l’achever ou le détruire. Florence ! Un des seuls lieux d’Europe où j’ai compris qu’au cœur de ma révolte dormait un consentement. Dans son ciel mêlé de larmes et de soleil, j’apprenais à consentir à la terre et à brûler dans la flamme sombre de ses fêtes. J’éprouvais… mais quel mot ? quelle démesure ? comment consacrer l’accord de l’amour et de la révolte ? La terre ! Dans ce grand temple déserté par les dieux, toutes mes idoles ont des pieds d’argile.
Source iconographique : La Résurrection, Piero della Francesca
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