Tout
au long de ce long texte publié par épisodes sur une période de dix
jours soit du 5 au 15 juin 1939, le jeune reporter qui a arpenté la
Kabylie (2), cette Grèce en haillons et ses montages rugueuses met en évidence l’état de délabrement de cette région et ainsi l’effroyable misère dans laquelle vivait la population indigène kabyle durant l’époque coloniale.
Cet itinéraire de la famine
écrit dans un style direct et incisif laisse transparaître l’image
d’un fin observateur admiratif et respectueux des Kabyles et
profondément affecté par le dénuement matériel de cette région
délaissée par les autorités coloniales locales. Sa démarche in situ
lui permet d’avoir une vision réaliste de son terrain
d’investigation et de se livrer à des descriptions détaillées et
exhaustives de la situation générale qui prévaut dans cette partie
de l’Algérie qui habituellement n’est valorisée que par la beauté
naturelle de son panorama. Ainsi, les parties consacrées à la
description des caractéristiques de la Kabylie, de sa misère, de
son organisation et fonctionnement politiques, de ses atouts, de
ses limites dénotent une bonne connaissance du jeune journaliste de
la société qu’il se propose de faire découvrir à l’opinion publique et
ce, au nom de la vérité, de la justice, du bon sens, du devoir et de
la dignité humaine.
La misère de ce pays est effroyable…
Dans
cette région rude et impitoyable en période de grand froid notamment,
des êtres humains aux paupières malades, aux yeux pleins de pus,
laissés sans soins meurent de faim. Des enfants sont sous-alimentés.
Pour se nourrir, des villages entiers consomment des racines, des
graines de pin, des herbes, des orties et la tige de chardon qui est
l’une des bases de l’alimentation kabyle. Dans un douar, cinq
garnements sont morts empoisonnés par des plantes vénéneuses. Dans
la grande majorité des villages, des familles ne mangent pas pendant
deux à trois jours. Dans une classe de 106 élèves, seulement 40 mangent
à leur faim. Quatre vieilles femmes sont mortes de froid dans la neige
alors qu’elles se rendaient dans un autre village pour la
distribution d’orge. La situation sanitaire est alarmante. Des
populations entières sont décimées par des épidémies telles que le
paludisme, le typhus… en raison de l’insuffisance d’équipements
sanitaires et par manque voire par absence de médecins et
d’infirmières visiteuses. 40%des familles vivent avec moins de 1000
francs par an soit moins de 100 francs par mois.
Chômage, exploitation, des salaires insultants, la charité…
Plus
de la moitié de la population est au chômage. Ceux qui travaillent
sont exploités, soumis à un régime d’esclavage, contraints à une
double journée de travail. Les ouvriers travaillent de 10 à 12 heures
par jour pour un salaire de 6 à 10 francs. Les femmes sont moins payées
que les hommes. Le prélèvement d’arriérés d’impôts sur les paies
diminue les salaires que le jeune reporter qualifie d’insultants.
Il encourage, par ailleurs, l’exploitation de la force de travail et
favorise le maintien de la pauvreté et de la misère. La charité
administrative est l’unique réponse à cette misère qui sévit en
kabylie. Elle existe sous deux formes. La distribution des grains
qui a lieu tous les deux ou trois mois mais qui s’avère très
insuffisante car les quantités distribuées sont en deçà des
besoins de la population kabyle. Par ailleurs, cette charité pose
deux problèmes. D’une part, les grains distribués sont très souvent
de très mauvaise qualité. D’autre part, dans beaucoup de villages,
la distribution se fait sur la base du clientèlisme et ce, en
fonction des intérêts des Caid et des conseillers municipaux. La
seconde forme concerne les chantiers de charité qui emploient des
indigents afin d’exécuter des travaux d’utilité publique en
contrepartie d’un salaire qui varie entre 8 et 10 francs par jour,
payé moitié en argent et moitié en grains. Cependant, cette forme de
charité est discriminatoire puisqu’elle exclut les malades et les
infirmes.
L’enseignement
Dans
cette partie, A. Camus adopte un ton des plus révoltés dénonçant le
manque d’écoles et l’absence d’une politique d’enseignement dans cette
région. La dizaine d’écoles grandioses qui existent actuellement ont
été construites vers 1892 lorsque le budget dépendait de la
métropole. Le projet du Gouverneur Général Lutaud qui avait prévu
la construction de 62 classes et 22 écoles par an n’a pas été suivi
d’effets. Le jeune reporter s’indigne contre contre la négligence
à l’égard de l’enseignement indigène et préconise la construction
d’écoles saines et modestes en remplacement des écoles palais.
Pour vivre, la Kabylie réclame !…
A travers ce reportage, le rôle du jeune reporter offusqué et révolté par ce qu’il découvre dans les petits villages groupés autour de points naturels — et habités par des — hommes drapés de laine blanche
ne se limite pourtant pas à décrire la réalité de son objet
d’investigation. A.Camus fustige les autorités coloniales locales,
dénonce l’absence de politique pour le développement de cette région
et les exhorte à l’action afin d’améliorer la situation en Kabylie.
En effet, en sus des constats et des états des lieux qu’il met en évidence, il préconise une politique sociale constructive et propose une liste de mesures dans le but d’enrayer la misère qui infecte la région et sa population.
A la lumière de cette démarche, A. Camus qui se positionne comme le porte-voix de ces populations silencieuses, miséreuses et dominées se veut un lien entre les Kabyles et le pouvoir colonial local en portant haut et fort leur détresse et leur souffrance qui enlève même la force de haïr.
En effet, en sus des constats et des états des lieux qu’il met en évidence, il préconise une politique sociale constructive et propose une liste de mesures dans le but d’enrayer la misère qui infecte la région et sa population.
A la lumière de cette démarche, A. Camus qui se positionne comme le porte-voix de ces populations silencieuses, miséreuses et dominées se veut un lien entre les Kabyles et le pouvoir colonial local en portant haut et fort leur détresse et leur souffrance qui enlève même la force de haïr.
Ainsi,
pour améliorer le niveau de vie en Kabylie, le jeune reporter
préconise la revalorisation de la production kabyle
essentiellement arboricole en augmentant la quantité, en
améliorant la qualité et en revalorisant les prix de vente des
produits. Pour enrayer le chômage, il recommande de généraliser la
politique des grands travaux en vigueur dans certains villages et
de favoriser une éducation professionnelle pour former des
ouvriers et des agriculteurs qualifiés. Par ailleurs, il prône une
meilleure utilisation des crédits votés, la protection de
l’artisanat menacé par la concurrence de la petite industrie qui
produit en grande quantité, la lutte contre l’usure, cette plaie de la Kabylie
qui appauvrit et réduit à la mendicité et une reconsidération
des répartitions des revenus communaux entre les populations
indigènes et européennes.
L’avenir politique des centres communaux est envisagé sur la base d’un modèle expérimenté localement qui prend la forme d’une petite république fédérative gouvernée selon des principes démocratiques.
L’avenir politique des centres communaux est envisagé sur la base d’un modèle expérimenté localement qui prend la forme d’une petite république fédérative gouvernée selon des principes démocratiques.
Faire tomber les murs(…) Pour le bien d’un peuple fraternel
Misère de la Kabylie
est un précieux témoignage de la période coloniale. C’est un
plaidoyer en faveur de la Kabylie et de la dignité de la population
indigène. Ce reportage s’inscrit dans le cadre d’une “investigation
dénonciatrice” de l’exploitation coloniale et du mépris dans lequel
le pouvoir colonial local a maintenu la population indigène kabyle
dont le corps porte les traces de l’humiliation comme des stigmates.
A. Camus agit au nom du devoir, du bon sens et au service de la vérité.
Cette posture met en perspective un journalisme généreux, engagé, solidaire qui met l’accent sur la personne humaine. Le centre d’intérêt — du jeune reporter — c’est l’individu dans un cadre social (Edward Said). Et tout au long de l’enquête in situ, il dénonce l’abaissement dans lequel ces êtres humains ont été tenus. Il s’insurge contre les préjugés, l’inculture, la pauvreté et l’exploitation de la main-d’oeuvre indigène. Il interpelle les autorités coloniales locales pour l’application d’une politique généreuse et clairvoyante et ce, dans une perspective d’assimilation. A aucun moment, A. Camus ne remet en cause l’ordre colonial et son pouvoir dominateur sur les Kabyles. Nulle part il ne parle du droit de ces populations indigènes de disposer d’elles-mêmes. L’emploi du « nous » lorsqu’il parle de la France dénote un fort sentiment d’appartenance à l’ordre colonial. Et c’est justement cette position qui lui permet d’agir en intermédiaire entre le pouvoir dominant qui ignore et exploite et la population indigène, ces Kabyles qu’A. Camus désigne en termes de peuple pour qui il voue une sympathie instinctive.
Cette posture met en perspective un journalisme généreux, engagé, solidaire qui met l’accent sur la personne humaine. Le centre d’intérêt — du jeune reporter — c’est l’individu dans un cadre social (Edward Said). Et tout au long de l’enquête in situ, il dénonce l’abaissement dans lequel ces êtres humains ont été tenus. Il s’insurge contre les préjugés, l’inculture, la pauvreté et l’exploitation de la main-d’oeuvre indigène. Il interpelle les autorités coloniales locales pour l’application d’une politique généreuse et clairvoyante et ce, dans une perspective d’assimilation. A aucun moment, A. Camus ne remet en cause l’ordre colonial et son pouvoir dominateur sur les Kabyles. Nulle part il ne parle du droit de ces populations indigènes de disposer d’elles-mêmes. L’emploi du « nous » lorsqu’il parle de la France dénote un fort sentiment d’appartenance à l’ordre colonial. Et c’est justement cette position qui lui permet d’agir en intermédiaire entre le pouvoir dominant qui ignore et exploite et la population indigène, ces Kabyles qu’A. Camus désigne en termes de peuple pour qui il voue une sympathie instinctive.
Ainsi,
l’un des objectifs de l’auteur à travers cette série d’articles qui
suscitent tantôt de l’indignation, tantôt de la colère est de
plaider en faveur du droit des indigènes à l’éducation, à une vie
digne et décente et d’inciter les autorités coloniales locales à agir
pour rendre au travail kabyle tout son prix ; pour éduquer techniquement un peuple dont l’adresse et l’esprit d’assimilation sont devenus proverbiaux ; pour supprimer la barrière articifielle qui sépare l’enseignement européen de l’enseignement indigène ; pour que sur les bancs d’une même école, deux peuples faits pour se comprendre commenceront à se connaître. Le but étant de renforcer une connaissance mutuelle,
l’une des conditions sine qua non pour réussir l’entreprise de
l’assimilation envisagée par la France et que A. Camus appelle de tous
ses voeux.
En
révélant la misère dans laquelle vit la population kabyle. En
dénonçant l’injustice dont fait l’objet ce peuple connu pour sa
fiérté, la vie de — ses — villages farouchement indépendants, la
constitution qu’ils se sont donnée, leur juridiction qui n’a jamais
prévu de prison tant l’amour de ce peuple pour la liberté est grand, A. Camus se positionne en défenseur de la France par des « actes de justice et de réparation à l’égard d’un peuple que nous cotoyons tous les jours,
une population qui « vit avec trois siècles de retard — alors que —
nous sommes les seuls à être insensibles à ce prodigieux décalage,
écrit A. Camus.
" Par un petit matin, j'ai vu à Tizi-Ouzou des enfants en loques disputer à des chiens kabyles le contenu d'une poubelle. À mes questions, un Kabyle a répondu : « C'est tous les matins comme ça. » Un autre habitant m'a expliqué que l'hiver, dans le village, les habitants, mal nourris et mal couverts, ont inventé une méthode pour trouver le sommeil. Ils se mettent en cercle autour d'un feu de bois et se déplacent de temps en temps pour éviter l'ankylose. Et la nuit durant, dans le gourbi misérable, une ronde rampante de corps couchés se déroule sans arrêt. Ceci n'est sans doute pas suffisant puisque le Code forestier empêche ces malheureux de prendre le bois où il se trouve et qu'il n'est pas rare qu'ils se voient saisir leur seule richesse, l'âne croûteux et décharné qui servit à transporter les fagots. Les choses, dans la région de Tizi-Ouzou, sont d'ailleurs allées si loin qu'il a fallu que l'initiative privée s'en mêlât. Tous les mercredis, le sous-préfet, à ses frais, donne un repas à 50 petits Kabyles et les nourrit de bouillon et de pain. Après quoi, ils peuvent attendre la distribution de grains qui a lieu au bout d'un mois. Les sœurs blanches et le pasteur Rolland contribuent aussi à ces œuvres de charité. "
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