Les polémiques entre écrivains sont tout à fait normales. Emile Zola animait une chronique consacrée au lynchage d’« écrivains qu’il ne fallait pas lire ». En Algérie, il y eut depuis longtemps, ce type de conflits très subjectifs opposant des auteurs, des critiques et des journalistes. Ouettar, Boudjedra, Rezagui et d’autres n’hésitaient pas à pointer du doigt des auteurs considérés, par eux, comme médiocres. En France, Céline n’aimait pas Sartre, celui-ci s’attaquait violemment à Camus qui, d’ailleurs, n’hésitait pas à vilipender d’autres écrivains. C’est tout à fait normal.
Il y a, certes, quelques rares écrivains qui n’usent pas de ce type de conduites. Mais la plupart, surtout en aparté, cassent du sucre sur le dos de leurs homologues. J’ai connu de près presque tous les écrivains algériens, ils ont souvent, comme les auteurs étrangers, une propension à inventer un adversaire. Il faut lire les textes d’Asturias vouant aux gémonies Marquez. Ainsi, les sorties de Yasmina Khadra sont tout à fait normales. Ce qui devrait compter, ce ne sont pas les déclarations des uns et des autres, mais leur production. Un critique devrait s’intéresser au travail des écrivains, pas au slip ou aux chaussures de tel ou tel romancier. Ce que dit Yasmina Khadra m’amuse sans plus, m’apporte parfois des informations. Ma fonction est de lire les textes, de les déconstruire et les interroger. Comme un chirurgien.
Je ne connais pas Yasmina Khadra. Je ne l’ai jamais rencontré. C’est peut-être l’unique romancier que je n’ai pas eu le plaisir de fréquenter. Mais j’ai suivi son parcours depuis ses débuts. A l’époque, il avait publié des nouvelles et des romans policiers sous son vrai nom avant d’utiliser, par la suite, un nom d’emprunt, Yasmina Khadra. Je crois que j’avais rendu compte de son roman, Le privilège du phénix en 1989 dans Algérie-Actualité. J’aimais ses romans policiers, il avait un style très singulier et abordait des sujets qui donnaient à vivre un monde qui n’était pas celui que nous rencontrions dans les romans policiers conventionnels. Le commissaire Llob, un personnage souriant, mi paysan-mi citadin, insaisissable, d’une intelligence particulière, mais rusé et courageux, était familier de l’univers des critiques. C’est un personnage révolté par ceux qui qui sont censés défendre les petites gens, il les traque sans arrêt. Je n’ai pas beaucoup apprécié l’adaptation cinématographique de Morituri, mise en œuvre par Okacha Touita. Yasmina Khadra est un écrivain prolifique qui passe d’un genre à un autre avec une grande facilité. On peut aimer ou ne pas aimer la personne, ne pas être d’accord avec ses déclarations, souvent tronquées dans la presse, mais il ne faut jamais confondre l’homme et l’écrivain, deux mondes différents, il faut avant tout lire ses romans pour pouvoir en parler, sinon le mieux, c’est de garder le silence.
A Algérie-Actualité, nous entendions parler de Mouleshoul qui, déjà, fin des années 1980, impressionnait un certain nombre de journalistes. Je me souviens aussi qu’en 1993, mon ami le professeur Guy Dugas m’avait demandé de lui dénicher à Alger les romans édités à l’ENAL : El Kahira, cellule de la mort et Le privilège du phénix. C’est vrai que Dugas, séduit par la production littéraire de celui qui allait user du nom d’emprunt, Yasmina Khadra, l’introduisit dans certains milieux littéraires. Il a continué à publier des romans policiers, Le dingue au bistouri, Morituri, L’automne des chimères ou Double blanc.
A l’époque, personne ne disait qu’il n’était pas l’auteur de ses textes, on insistait sur son statut d’ancien officier, comme si un militaire ne pouvait pas écrire. L’histoire de la littérature regorge d’écrivains ayant exercé des fonctions militaires. Personne n’avait rien dit avant qu’on découvre que Yasmina Khadra était quelqu’un d’autre, Mohamed Mouleshoul. J’étais peut-être le premier à connaitre l’identité de Yasmina Khadra, bien avant l’émission « Apostrophes ». J’avais d’ailleurs dévoilé son véritable nom le jour de l’émission dans un article paru dans Le quotidien d’Oran.
Yasmina Khadra a ses lecteurs, il a son tempérament, ses qualités et ses défauts. Je n’ai pas aimé certains de ses textes, surtout L’écrivain qui s’attaque sans retenue à d’autres confrères. Il y eut des accusations de plagiat, non sérieusement étayées et argumentées, à propos de deux romans, « Le privilège du phénix » (Ouettar) et « Ce que le jour doit à la nuit ». Le critique Rachid Mokhtari qui a travaillé sur le sujet exclut toute trace de plagiat.
Ce n’est pas la première fois qu’on essaie de ternir l’image d’un écrivain en parlant de plagiat sans un nécessaire et indispensable travail de questionnement des textes. Boudjedra l’a été injustement à plusieurs reprises. Certains, après l’avoir traité de pornographe, l’avaient accusé de plagiat à propos de certains rapprochements des « Mille et une années de la nostalgie » avec « Cent ans de solitude », puis cette histoire trop peu sérieuse de la reproduction d’un texte qu’aurait rédigé le Marocain Mohamed Bennis. Je n’y ai jamais cru. J’aime beaucoup cette formule de Roland Barthes qui parle de « plagiat généralisé » et de « productivité du texte ». La littérature est un plagiat généralisé. Même le grand Borges va dans ce sens.
Ce qui m’intéresse chez Yasmina Khadra, ce sont ses textes, tout le reste n’est que bavardage. Je ne suis pas un passionné de Khadra, mais je sais qu’il est extrêmement lu et qu’il est à l’écoute de son pays. Il est l’un des très rares écrivains algériens à intervenir dans les débats agitant la scène culturelle et politique algérienne. Yasmina Khadra est très lu en Algérie, traduit en une cinquantaine de langues, ce qui n’est pas rien. Certains ont évoqué, à son propos, ce qu’ils appellent « l’écriture de l’urgence », d’autres ont parlé de « littérature de consommation », ces paresseuses et confortables catégorisations n’apportent absolument rien à la lecture littéraire. Lire est une entreprise personnelle, une jouissance, un plaisir, écrire est aussi un acte érotique installé dans une relation dialectique avec la lecture, lire et écrire sont étroitement liés, entretenant des rapports dialectiques. Il est extraordinairement enrichissant de plonger dans le monde littéraire de Yasmina Khadra puis de discuter avec passion ou peut-être même avec colère et rejet de ses textes. L’essentiel, c’est de les lire. Le nombre d'exemplaires vendus n'est nullement très important sauf pour l'éditeur, l'édition est une affaire commerciale. Aimer un roman, c'est subjectif, une entreprise personnelle. La qualité n'est pas du tout réductible au nombre, sinon la collection Harlequin aurait dépassé Marquez, Kateb Yacine, Faulkner. L'amour est subjectif, personnel. L'essentiel, c'est de lire Yasmina Khadra si on a envie de le faire, on peut, par la suite, aimer ou ne pas aimer, au delà de la nationalité. J'aime beaucoup Le bruit et la fureur de William Faulkner, il est de nationalité américaine, que je considère comme le plus beau roman de l'histoire de la littérature. Je n'aime pas un film, une pièce ou un roman parce que son auteur est Algérien, mais en fonction de ses qualités littéraires et artistiques.
Comme je serais heureux si ceux qui sont en train de l’attaquer ou même de le défendre se mettaient à acheter ses livres et à les lire avant d’apporter quelque jugement sur l’écrivain.
Par Ahmed Cheniki