***Karl Marx en séjour en Algérie (du 20 février au 2 mai 1882) ***
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Sur la liste des passagers de premiĂšre classe arrivĂ©s Ă Alger le 20 fĂ©vrier 1882 Ă trois heures et demie du matin par le steamer Le SaĂŻd figure Karl Marx. Atteint de bronchite chronique, il est venu comme tant d’autres touristes, passer la saison d’hiver Ă Alger.
HĂ©las pour lui, la mĂ©tĂ©o ne sera pas de la partie: « le mois de dĂ©cembre a Ă©tĂ© Ă©pouvantable Ă Alger, en janvier il a fait beau, en fĂ©vrier le temps a Ă©tĂ© froid, humide aussi, je suis tombĂ© sur les trois jours les plus froids de ce mois : les 20, 21, 22 fĂ©vrier ».
Ses gendres, Paul Lafargue et Charles Longuet, ont chargĂ© un de leurs amis de prendre en charge Karl Marx Ă son arrivĂ©e Ă Alger. C’est Albert FermĂ©, juge au tribunal d’Alger, qui attend donc Karl Marx sur les quais de la pĂȘcherie pour le conduire au Grand HĂŽtel d’Orient oĂč il ne passera que 2 nuits, le temps de repĂ©rer un hĂŽtel qui lui convienne mieux. « Comme d’ailleurs l’aprĂšs-midi du 22 fĂ©vrier, le thermomĂštre annonçait un temps favorable et que dĂšs le jour de mon arrivĂ©e, j’avais repĂ©rĂ©, en compagnie du bon juge FermĂ©, l’HĂŽtel Pension Victoria, je quittai le Grand HĂŽtel d’Orient avec mes bagages pour une des collines en dehors de la fortification du cĂŽtĂ© de l’est de la ville ».
La pension Victoria se trouve dans Mustapha Supérieur, en haut du boulevard Bon Accueil.
« Que signifie Mustapha supĂ©rieur ? Mustapha est un prĂ©nom comme John. Quand on quitte Alger par la rue d’Isly, on voit devant soi une longue rue ; d’un cĂŽtĂ© se dressent, au pied de la colline, des villas mauresques, entourĂ©es de jardins, (une de ces villas c’est l’HĂŽtel Victoria) ; de l’autre cĂŽtĂ©, la route est bordĂ©e d’immeubles disposĂ©s en terrasses jusqu’au bas de la pente. Et le tout ensemble s’appelle Mustapha SupĂ©rieur. Le Mustapha infĂ©rieur commence au flanc du Mustapha supĂ©rieur et s’Ă©tend jusqu’Ă la mer.
Ici, situation magnifique, devant ma chambre la baie de la mer MĂ©diterranĂ©e, le port d’Alger, des villas disposĂ©es en amphithĂ©Ăątre escaladant les collines (des ravines au dessous des collines, d’autres collines au dessus) ; plus loin, des montagnes visibles entre autres les sommets neigeux derriĂšre Matifou, sur les montagnes de Kabylie, des points culminants du Djurdjura (tous ces monts, comme les dites collines, sont calcaires). Le matin, Ă 8 heures il n’est rien de plus enchanteur que le panorama ; l’air, la vĂ©gĂ©tation, merveilleux mĂ©lange europĂ©o-africain
Les deux Mustapha constituent une commune (Mustapha) dont le maire (ce monsieur n’a pas un nom arabe, ni français, mais un nom allemand) fait Ă ses administrĂ©s, de temps en temps, Ă l’aide d’affiches officielles, toutes sortes de communications.
Vous voyez donc que le rĂ©gime en vigueur ici est trĂšs doux. A Mustapha SupĂ©rieur on bĂątit sans arrĂȘt de nouvelles maisons, on dĂ©molit les anciennes, etc., et pourtant, bien que les ouvriers qu’on emploie Ă ces travaux soient des gens d’ici, ils sont pris de fiĂšvres. Aussi une partie de leur salaire consiste-t-elle en une dose quotidienne de quinine, qui leur est fournie par les entrepreneurs.
On peut observer le mĂȘme usage en diverses rĂ©gions d’AmĂ©rique du sud
Hier Ă une heure de l’aprĂšs-midi nous sommes descendus Ă Mustapha infĂ©rieur d’oĂč le tramway nous a amenĂ©s au Jardin Hamma ou Jardin d’Essai qui sert de Promenade publique, avec Ă l’occasion des concerts de musique militaire, et qui est utilisĂ© comme pĂ©piniĂšre, pour faire pousser et propager des vĂ©gĂ©taux indigĂšnes, enfin pour des expĂ©riences botaniques scientifiques et comme jardin d’acclimatation. Le tout occupe un trĂšs vaste terrain, dont une partie est accidentĂ©e, tandis que l’autre est en plaine. Pour observer tout en dĂ©tail, il faudrait au moins un jour entier et le faire en outre avec un connaisseur, par exemple l’ami de FermĂ©, l’ex-fouriĂ©riste M. Durando, professeur de botanique, chef d’une section du Club alpin français dont il dirige rĂ©guliĂšrement les excursions dominicales. (J’ai beaucoup regrettĂ© que mon Ă©tat physique et l’interdiction formelle du Dr Stephann ne m’aient pas jusqu’ici permis de participer Ă ces excursions auxquelles j’ai Ă©tĂ© invitĂ© Ă trois reprises.)
Je me permets de noter que c’est prĂ©cisĂšment Ă ce Hamma qu’eut lieu, le 23 octobre 1541, le dĂ©barquement de 24 000 soldats sous les ordres de l’empereur Charles-Quint (ou Carlos 1er, comme l’appellent les Espagnols) ; 8 jours plus tard, il dut rembarquer les beaux restes de son armĂ©e dĂ©truite, sur les vaisseaux Ă©chappĂ©s Ă la tempĂȘte du 26 et ralliĂ©s Ă grand peine par Doria Ă Matifou…
Avant de pĂ©nĂ©trer dans le Jardin d’Essai, nous bĂ»mes du cafĂ©, en plein air naturellement, dans un cafĂ© maure. Le Maure en prĂ©pare d’excellent, nous Ă©tions assis sur des tabourets. Sur une table de bois brut, une douzaine de clients maures, le buste penchĂ© en avant, les jambes croisĂ©es, savouraient leurs petites cafetiĂšres (chacun a la sienne) tout en jouant aux cartes (une victoire que la civilisation a remportĂ©e sur eux). Le spectacle Ă©tait trĂšs impressionnant : certains de ces Maures Ă©taient habillĂ©s avec recherche et mĂȘme richement, d’autres portaient ce que j’oserais appeler des blouses, qui Ă©taient autrefois de laine blanche, Ă prĂ©sent en lambeaux et en loques mais aux yeux d’un vrai musulman de telles contingences, la chance ou la malchance, ne sauraient Ă©tablir une diffĂ©rence entre fils de Mahomet. Cela n’influe pas sur l’Ă©galitĂ© absolue qu’ils manifestent dans leurs relations sociales.
Ce n’est que lorsqu’ils sont dĂ©moralisĂ©s qu’ils prennent conscience de ces diffĂ©rences ; en ce qui concerne la haine envers les chrĂ©tiens et l’espoir de remporter finalement la victoire sur ces infidĂšles, leurs hommes politiques considĂšrent Ă juste titre ce sentiment et la pratique de l’Ă©galitĂ© absolue (non du confort ou de la position sociale, mais de la personnalitĂ©) comme quelque chose qui les incite Ă maintenir vivante la premiĂšre et ne pas renoncer au second.
« Les inconditionnels du PĂšre du Marxisme en seront peut-ĂȘtre choquĂ©s mais dans la lettre Ă Laura Lafargue du 13 avril, Marx montre son petit cĂŽtĂ© raciste en Ă©crivant : FermĂ© n’aime pas Alger : le climat ne lui convient pas, pas plus qu’Ă sa famille bien que tous les membres de celle-ci soient « des indigĂšnes » Ă commencer par Madame l’Ă©pouse.
Marx ne peut pourtant pas ignorer que, si elle est nĂ©e Ă Constantine, l’Ă©pouse du juge FermĂ© est d’origine allemande puisqu’il s’entretient parfois avec elle dans cette langue. Le mot indigĂšne prend toute sa valeur quand on sait que, bien qu’Ă©tant d’origine allemande, madame l’Ă©pouse et sa famille Ă©taient juifs. Et je suis bien placĂ© pour le savoir puisque le juge FermĂ© et madame l’Ă©pouse sont mes arriĂšre grands parents maternels.
Karl Marx est reparti le 2 mai 1882 pour Marseille par la paquebot PĂ©luse, en premiĂšre classe comme Ă l’aller.
En 1943, Ă la libĂ©ration de la Tunisie oĂč il rĂ©sidait, mon grand pĂšre, inquiet de l’arrivĂ©e de AmĂ©ricains hostiles au marxisme, a dĂ©truit les courriers que Karl Marx avait envoyĂ© Ă son pĂšre aprĂšs son dĂ©part d’AlgĂ©rie. »
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(quelques textes sont extraits des lettres de Karl Marx Ă sa famille ou ses amis)
* Commentaire de Bertrand, ArriÚre petit-fils du juge fermé.
Karl Marx en séjour en Algérie (du 20 février au 2 mai 1882)
La RĂ©daction